Chapitre 12

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Le lendemain, une nouveauté vint bousculer nos habitudes de travail à la librairie. Pour l'occasion, Christian était sorti de son bureau, dans lequel il s'enfermait à chaque fois qu'il venait à la librairie, comme Eden, pour nous montrer de quoi il s'agissait.
Il commença par nous présenter, à Judy et moi, les chiffres de la librairie en nous précisant qu'ils n'étaient pas très bons. Le souci venait visiblement du site Internet qui n'était pas assez exploité par les clients. En réalité, la plupart ignoraient complètement que la librairie avait un site.
Afin de le leur faire connaître, Christian avait demandé à Eden de mettre à profit ses compétences pour mettre à jour le site et le rendre plus attractif et plus simple, tout en  proposant des promotions exclusives.
Pour ce faire, un grand nombre de mail avait été envoyé aux clients réguliers de la librairie pour leur communiquer le lien du site et les inciter à l'utiliser plus régulièrement.
— Eden a fait un travail formidable, nous dit Christian, ce matin là, avant l'ouverture.
Je sentis brièvement le regard de Judy se poser sur moi mais je tâchais de rester concentrée le plus possible sur mon patron, ignorant la réaction de ma collègue.
En vérité, je m'étais attendue à voir Eden nous présenter lui-même le site qu'il avait créé. Mais mes attentes avaient vite été refroidies quand Christian avait précisé, davantage pour moi d'ailleurs, puisque Judy était au courant, qu'ayant beaucoup de choses à régler, il n'avait pas pu venir pour nous présenter son travail.
J'avais hoché la tête silencieusement, sentant le regard de Christian peser sur moi comme s'il s'était attendu à une réaction de déception de ma part, ce qui m'avait plutôt mise mal à l'aise.
Pourquoi fallait-il que Judy et Christian me regardent d'une façon insistante quand il était question d'Eden ? Ou bien était-ce encore mon imagination qui me jouait des tours ?
Je chassais les pensées de ma tête et reportais mon attention sur mon patron qui poursuivait, imperturbable.
— Le site Internet est officiellement réutilisable depuis hier 20h et plus de deux cents personnes l'ont déjà visité et même passé commande.
Judy paraissait ravie et je fus bien forcée d'admettre que c'était une belle réussite pour la librairie, au vu des chiffres plutôt alarmants que Christian avait tenu à nous soumettre quelques instants plus tôt concernant les ventes.
Non pas que ce soit notre faute, à Judy et à moi, mais il fallait reconnaître que très peu de gens se rendaient à la librairie depuis quelques temps. La saison était assez calme, comme l'avait souligné tristement Judy dernièrement, alors que nous ne totalisions qu'une dizaine de clients à la journée.
— Je sais que c'est synonyme de travail en plus, pour vous, poursuivit Christian en nous adressant un sourire bienveillant.
Je gardais les yeux fixés sur mon patron qui avait un charisme naturel tout à fait remarquable. Encore une fois, je me fis la réflexion qu'il avait davantage sa place en tant que PDG d'une grande firme que simple patron d'une librairie.
Je retins un petit sourire et jetais un bref coup d'oeil en direction de ma collègue. Elle se tenait bien droite sur sa chaise, les jambes élégamment croisées et les mains jointes sur ses genoux. Son petit short en velours marron lui allait à ravir et elle avait agrémenter sa tenue de collants noirs opaques qui mettaient parfaitement en valeur ses jambes fines. Sa blouse, de couleur ocre à motif doré et à manches longues flottantes, s'accordait parfaitement avec son teint de pêche et au reste de sa tenue. Ses cheveux courts formaient de jolies ondulations qui encadraient son visage angélique.
Elle aussi aurait été plus à sa place dans un grand magasin de vêtements ou posant dans des magazines de mode plutôt que dans une librairie.
Ils n'étaient peut-être pas de la même famille, mais ils partageaient tous cette beauté presque parfaite. C'était assez frustrant, à vrai dire, d'être entourée de personnes avec un physique si avantageux. A côté d'eux, tout le monde paraissait tristement banal. Moi la première.
Je baissais les yeux sur mon accoutrement qui se résumait à un jean bleu foncé et à un gros pull en laine torsadé de couleur crème. Un look tout à fait banal pour une fille tout à fait banale.
Mes cheveux bouclés, que je n'arrivais pas à dompter même quand je tentais de les coiffer un minimum, étaient remontés en un chignon lâche désordonné. Et naturellement, quelques mèches avaient réussi à s'échapper, comme à chaque fois que je prenais la décision de les attacher par agacement et dépit.
Je n'avais pas l'allure d'un top modèle, comparé à Judy, Christian et Eden. J'étais persuadée que même habillés comme des sacs, ils trouveraient le moyen d'être superbes. C'était vraiment rageant.
La voix de mon patron sexy me ramena à la réalité et je relevais les yeux vers lui en faisant abstraction de son charme si irritant.
— Mais vous êtes jeunes et je ne doute pas que vous saurez prendre en main ce nouvel outil.
Je n'avais aucune idée de ce qu'il avait dit jusqu'à présent. Me noyant dans mes pensées, j'avais perdu le fil de son monologue.
Il tourna l'écran de l'ordinateur face à nous et se mit à nous présenter brièvement l'interface du menu, pendant quelques minutes, avant de s'attarder sur ce qu'il attendait de nous concernant cette nouveauté.
J'attardais mon regard sur la page d'accueil du site. Le travail d'Eden était impeccable. Le choix des couleurs, de l'écriture, de la bannière, tout avait été pensé pour que ce soit élégant tout en restant sobre et professionnel. C'était vraiment du beau travail.
Mais connaissant son égo surdéveloppé, je ne doutais pas qu'il en soit déjà convaincu, aussi, je retins un petit rire sarcastique.
S'il avait été là, il aurait certainement souligné son talent, histoire de m'agacer, et je lui aurais répondu en levant les yeux au ciel. J'imaginais très bien le petit sourire en coin qu'il m'aurait adressé en me voyant faire.
— Je vous ai dit que les clients avaient été avertis par mail que le site avait été remanié, expliqua Christian. Pour l'occasion, nous leur offrons la possibilité de  bénéficier d'une réduction de cinquante pour-cent sur tous les livres de la boutique, s'ils effectuent une commande sur le site. Vous aurez désormais, en plus de votre travail normal, à préparer les commandes Internet des clients.
Christian s'attarda sur la façon de procéder pour la préparation des commandes, les papiers que nous devions imprimer pour la comptabilité et pour le client, ainsi que le bordereau de vente et de transport.
Heureusement, la manoeuvre n'avait rien de bien compliqué et ne nous demandait pas forcément un énorme travail en plus. De toute façon, vu le peu de clients qui entraient dans la librairie, nous aurions tout le temps nécessaire pour nous occuper des commandes Internet.
Quand il eut fini sa présentation, il nous remercia pour notre attention avant de me féliciter personnellement sur le travail que j'avais accompli jusqu'à présent et qu'il jugea irréprochable.
Je me sentis rougir malgré les sourires bienveillants que mon patron et Judy me lançaient. Christian repartit ensuite dans son bureau et j'allais ouvrir la librairie.
Judy tapa dans ses mains, toute excitée, quand je m'installais à côté d'elle.
— J'ai tellement hâte de m'occuper des colis !
— Ce qui est bien, avec toi, c'est que tu es toujours partante et excitée par le moindre changement, lui dis-je amusée.
Elle m'adressa un petit clin d'oeil mutin.
— C'est vrai. J'aime quand la routine est bousculée. Ça met un peu de piment dans la vie, tu ne trouves pas ?
Je me mis à rire franchement.
— Pourquoi tu te moques ? Me demanda-t-elle en souriant, malgré tout. Tu n'es pas d'accord ?
— Si, si, au contraire, la rassurais-je. Je pense que tu as totalement raison.
Il était évident que je partageais son point de vu, d'autant que si j'avais décidé de quitter la ville où je vivais avec ma mère c'était parce que la routine s'était mise à me peser lourdement. Comme l'avait si bien souligné Eden, j'avais eu besoin d'aventure dans ma vie, de changement. Il ne s'était pas trompé, mais plus je réfléchissais à cette vérité, plus je me rendais compte qu'elle était valable pour de nombreuses choses.
La routine avait tendance à me peser et à m'angoisser, à la longue. Cela dit, j'étais bien moins enthousiaste que ma collègue pour ce qui était de le démontrer.
Je me replongeais dans la navigation du site Internet, afin de m'y habituer dores et déjà.
Le menu déroulant était clair et concis et je fus stupéfaite de voir que les livres avaient été rangés en catégories et en sous-catégories, ce qui avait dû lui prendre un temps fou.
Je me demandais si son absence n'était pas dû à la réalisation du site. Christian avait dû lui demander de travailler dessus pour qu'il soit prêt à une date précise. J'imaginais sans mal que cela avait dû lui prendre des mois pour rentrer tous les livres présents dans la librairie et pour tous les classer dans les différentes rubriques correspondantes.
La journée fut assez remplie et chargée, ce qui me permis de ne pas trop m'attarder sur la conversation que j'avais eu avec Liam, la veille, à propos d'Eden.
Je parvins à rester concentrée sur ma tâche et à ne pas m'embrouiller l'esprit en ce qui concernait ces deux garçons, si bien qu'à la fin de la journée, j'étais plutôt fière de moi d'avoir réussi.
Quand je rentrais le soir, j'étais épuisée et ne rêvais que de prendre une bonne douche chaude avant de me mettre au lit.
Passant la porte d'entrée, j'entendis mon oncle parler dans le salon.
— Je sais Rebecca, mais calme-toi.
Tous mes sens se mirent automatiquement en alerte en entendant le ton de voix de mon oncle qui était au téléphone avec ma mère. Un mauvais pressentiment me saisit et j'eus soudain très peur qu'il lui soit arrivée quelque chose.
Je me précipitais dans le salon et vis Neil, debout au milieu de la pièce, faisant les cents pas, le combiné à l'oreille et le visage teinté d'inquiétude. Une boule commença à se former au creux de mon ventre et mon coeur tambourinait d'angoisse dans ma poitrine tandis que je m'approchais de lui, fébrile.
— Que se passe-t-il ? C'est maman ?
Mon oncle m'adressa un petit sourire qui se voulait rassurant.
— Rebby, Wendy est rentrée, dit-il précipitamment. Je te la passe.
Il devait être en communication avec ma mère depuis un petit moment déjà, car il semblait soulagé de me passer le relais.
Il me tendit le combiné, que je récupérais en lui arrachant presque des mains, avant de le coller contre mon oreille.
— Maman, tout va bien ? Demandais-je, sans réussir à masquer ma panique.
— Oh Wendy, je ne sais pas du tout quoi faire ! Se lamenta-t-elle à l'autre bout du fil.
Je sentis mon coeur s'affoler tandis que je m'imaginais les pires scénarios possibles qui pouvaient expliquer les pleurs de ma mère. Car je percevais bien ses larmes et cela suffit à me déchirer les entrailles. Je détestais voir ma mère pleurer. Encore moins quand je n'étais pas près d'elle pour la réconforter et la rassurer.
— C'est James ? Demandais-je, alarmée.
— Evidemment ! sanglota-t-elle.
Le sang me monta aux joues en même temps que ma colère. Que lui avait-il fait ? Qu'avait-il osé lui faire ?
— Maman, qu'est-ce qui s'est passé ?
Ma voix était plus pressante et plus dure que tout à l'heure mais j'avais réussi à contrôler ma colère pour ne pas que ma mère la perçoive. Mon oncle, cependant, était sorti de la cuisine et me faisait signe de respirer un grand coup pour me calmer, mais j'en étais incapable.
Si James avait fait le moindre mal à ma mère, il n'allait pas s'en tirer aussi facilement. J'envisageais déjà de retourner dans le hall pour récupérer mes clés et filer chez ma mère.
Pourtant, si James lui avait véritablement fait du mal, mon oncle ne serait pas resté au téléphone avec ma mère. Il aurait eu la même réaction que moi et serait allé la rejoindre en un rien de temps.
Je regardais Neil qui me faisait toujours signe de respirer profondément. Son calme désarçonna mes émotions et je me sentis quelque peu perdue.
Je n'eus, toutefois, pas longtemps à attendre avant que ma mère ne crache le morceau, me laissant pétrifiée sur place, en plein milieu du salon.
— James m'a demandé de l'épouser et il aimerait qu'on emménage ensemble.
J'eus la sensation que mes jambes s'étaient coupées en deux et que mon sang, qui était pourtant monté à mon visage à une vitesse folle quelques secondes auparavant, s'était complètement figé.
A partir du moment où l'information était parvenue jusqu'à mon cerveau, je ne fus plus du tout maître de mon corps et des émotions qui se mirent à déferler en moi.
Je percevais la voix de ma mère de très loin et étais incapable de comprendre ce qu'elle était en train de me dire. Mes oreilles s'étaient mises à bourdonner et je ressentis soudain une vague de froid qui me fit trembler de la tête aux pieds.
Je n'avais aucune idée de ce qui était en train de m'arriver et en même temps, je n'arrivais pas à m'extraire de cet état. Mes yeux apercevaient Neil, face à moi, mais sans réellement le voir.
J'avais la sensation que la pièce était en train de tourner, comme si je me trouvais sur un manège pour enfant. Je ressentais même la sensation de tournis à l'intérieur de mon corps, ce qui était assez étrange et en même temps, plutôt apaisant, un peu comme une danse.
Neil s'était approché doucement de moi et me regardait, visiblement inquiet de mon mutisme. Je vis ses lèvres bouger mais aucun son ne me parvint. C'était comme si je me trouvais dans une bulle, complètement hermétique à ce qui m'entourait. J'essayais pourtant de toutes mes forces de recentrer mon esprit sur ma mère, sur Neil et sur tout ce qui m'entourait mais mon cerveau était comme déconnecté.
Pour une fois, je n'arrivais même pas à penser ! Ma tête était comme vide.
L'annonce de ma mère m'avait littéralement mise en état de choc.
Au moment où les mains de Neil se posèrent sur mes épaules, le monde autour de moi se remit lentement en marche. Mon corps cessa de trembler, mes yeux virent clairement le front plissé d'inquiétude de mon oncle, face à moi, ainsi que la petite barre qui s'était creusé entre ses sourcils. Ma respiration revint d'un coup et je pris soudain conscience que je m'étais empêchée de respirer.
La pièce se stabilisa et le manège dans mon corps et ma tête stoppa net. La voix de ma mère se faisait de plus en plus clair à l'autre bout du fil et je venais de réaliser qu'elle n'avait cessé de répéter mon prénom.
— Wendy, tout va bien ? Me demanda Neil, les mains toujours posées sur mes épaules.
Je hochais simplement la tête. Mon cerveau s'était peut-être remis en route, mais le chemin entre lui et ma bouche semblait encore obscurci et aucun son n'était capable de franchir mes lèvres.
Mon absence m'avait paru durer plusieurs minutes alors qu'en réalité il ne s'était écoulé que quelques secondes, seulement. Pourtant, je ressentis une soudaine fatigue me tomber dessus comme une massue. 
— Wendy, tu es là ? Appela ma mère au téléphone.
Je secouais la tête pour redevenir maitre de moi-même et retrouver le contrôle que j'avais littéralement perdu durant ce moment d'absence.
— Oui... je suis là, maman, articulais-je d'une voix blanche.
Neil poussa un soupir de soulagement et me lâcha les épaules avant de m'adresser un petit sourire compatissant, presque triste.
Le combiné toujours collé à l'oreille, je contournais mon oncle comme un automate et gravis les escaliers afin de me rendre dans ma chambre. Mes jambes étaient toujours aussi lourdes si bien que je crus que j'allais m'effondrer avant d'atteindre le palier. Je forçais mon cerveau à se concentrer sur mon ascension, n'ayant guère envie de tomber dans les escaliers et de me fracturer un membre.
Une fois hors de danger en haut des marches, je me dirigeais lentement vers ma chambre, le combiné toujours pressé contre mon oreille. Je refermais derrière moi et m'adossais à la porte, les yeux rivés sur la fenêtre du bow-window.
La chambre était plongée dans la pénombre et je ne pris pas la peine d'allumer la lumière. Au lieu de cela, je me perdis dans la contemplation des branches des arbres qui ondulaient au rythme du vent, éclairaient seulement par la pleine lune, unique source de lumière dans le ciel, se reflétant faiblement dans la pièce.
— Tu comprends, je ne sais pas quoi faire, répéta ma mère, totalement inconsciente du moment d'absence que j'avais eu.
J'étais rassurée qu'elle ne se soit doutée de rien et la remerciait silencieusement de m'avoir annoncé la nouvelle par téléphone plutôt que de vive voix. J'aurais eu beaucoup de mal à dissimuler mon état de choc devant elle.
— Je ne lui ai pas encore donné de réponse, mais plus j'y pense et plus je me dis que j'ai le droit, moi aussi, de vivre ma vie, poursuivit-elle. J'adore notre maison, c'est vrai, mais elle me rappelle aussi de mauvais souvenirs. Et James a raison, je dois repartir de zéro pour pouvoir avancer et tirer un trait sur le passé.
Je n'avais prononcé aucun mot, laissant ma mère s'exprimer sur ses sentiments. Après tout, c'était elle la principale concernée par ce changement de vie, pas moi.
— Et pourtant, ça me fait tellement peur de recommencer tout ça, soupira-t-elle. Le mariage, la maison... J'en ai envie, tu sais ! James est formidable et il me rend heureuse. Mais... je ne sais pas comment dire mais j'ai la sensation de...
Elle poussa un profond soupir. Je savais ce qu'elle voulait dire même si elle avait du mal à l'exprimer. Je le savais très bien car c'était exactement la même sensation que j'avais ressenti quand j'avais quitté la maison et Olympia, quelques semaines auparavant. Aussi, les mots sortirent de ma bouche machinalement, dans un murmure.
— ... trahir papa.
Ma langue s'était dénouée lentement, laissant échapper une voix étrangement éraillée qui ne ressemblait pas du tout à la mienne. Mais heureusement, ma mère ne sembla pas s'en apercevoir.
— Exactement, approuva-t-elle.
Je ne savais pas depuis combien de temps elle ressentait cette sensation, mais moi, je la ressentais encore par moment, au plus profond de moi. Je l'enfouissais à chaque fois qu'elle tentait de se réveiller au risque de me submerger, mais elle ne m'avait jamais quitté depuis que j'avais emménagé chez mon oncle.
C'était plutôt ironique, à vrai dire. C'était mon père qui était parti et c'était ma mère et moi qui avions l'impression de le trahir en reconstruisant la vie qu'il avait détruite.
J'aurais tellement préféré sauter de joie pour ma mère, la pousser à ne pas hésiter et à vivre pleinement sa vie. Parce qu'elle le méritait plus que quiconque, parce qu'elle avait trouvé un homme qui l'aimait profondément et qui la rendait heureuse et parce que je voulais ce qu'il y avait de meilleur pour elle.
Oui, j'aurais largement préféré m'enthousiasmer pour tout cela. Au lieu de quoi, la peur me saisit l'estomac fermement et je me mis à en vouloir à James d'essayer de guérir ma mère en la forçant à aller de l'avant.
Ce n'était pas à lui à prendre cette décision. Si ma mère n'était pas prête, c'était son droit.
Mais peut-être l'était-elle, finalement ? Elle était peut-être véritablement prête à commencer une nouvelle vie, elle aussi, pour tenter d'oublier les souffrances qu'elle avait vécu. Et elle avait le droit.
Alors pourquoi je me mettais dans cet état ? Pourquoi j'avais ce sentiment que c'était trop tôt, que tout allait trop vite et que je n'étais pas prête ?
La réponse me frappa de plein fouet, me laissant presque le souffle coupé.
Parce que le feu était passé au vert et que je n'avais toujours pas démarré. 
J'étais toujours arrêtée, exactement au même point que quand j'étais encore à Olympia. Pourtant, les conditions étaient favorables pour que j'avance enfin. Mais je ne le faisais pas.
Eden avait raison, l'abandon de mon père m'avait rendu méfiante et avait enlevé toute confiance en moi, si bien qu'aujourd'hui, je me rendais compte que j'avais peur de franchir ce feu. Parce que je ne savais pas du tout ce qu'il y avait au bout de la route.
Ma mère, elle, elle le savait. James l'avait rassuré, l'avait guidé patiemment et lui avait montré les belles choses qu'il lui promettait et qui se dessinait à l'horizon. C'était donc tout naturel qu'elle enclenche la première en vu d'aller mieux.
Moi je ne voyais rien à l'horizon. J'avais la sensation qu'un brouillard intense m'empêchait de voir ce qu'il y avait de l'autre côté. Personne ne m'avait donné la garanti que si je me décidais à passer ce satané feu, les choses iraient mieux. Personne ne m'avait rassuré sur ce qu'il y avait au bout de la route pour moi.
Ma mère, que j'avais toujours tenté de protéger, était en réalité la plus courageuse et la plus forte de nous deux. Et elle me le démontrait aujourd'hui en acceptant de démarrer une nouvelle vie aux côtés de James.
J'avais la sensation de la voir passer devant moi, me doublant dans sa petite voiture. Je pouvais presque l'imaginer me faire un signe de la main par la vitre, tout en affichant un grand sourire.
Je ne pouvais rien faire d'autre que la regarder passer, roulant vers sa nouvelle vie, tandis que moi je restais bloquée là où j'étais.
Je pouvais la suivre, mais tôt ou tard, je devrais fatalement emprunter ma propre route, me détacher d'elle et donc m'arrêter à un autre feu.
Ma mère n'était pas toute seule dans sa voiture, elle avait James.
Moi, je n'avais personne et j'avais peur. Une peur profonde, dévastatrice et qui me rongeait de l'intérieur. J'avais peur de l'inconnu et de ce que l'avenir me réservait, mais j'avais aussi peur de dire adieu à mon père, définitivement.
Adieu au père qu'il avait été pendant de trop courtes années, mais aussi au père qu'il n'avait pas été et ne serait jamais. Adieu à cet homme que je ne connaissais pas, en réalité, mais que j'aurais souhaité connaître. Adieu à ce morceau de ma vie dont il avait fait partie mais que je n'arrivais pas à me rappeler complètement parce que j'étais trop jeune quand tout cela était arrivé. Adieu à tout ce qu'il représentait, à tout ce que je m'étais imaginée, à tout ce que j'avais espéré et à tout ce dont il m'avait privé en nous abandonnant.
Je sentis une larme rouler silencieusement le long de ma joue. Je n'avais pas pris conscience que je m'étais mise à pleurer et un sentiment de panique s'empara de moi.
Il était primordial que ma mère ne s'en rende pas compte.
J'ignorais depuis combien de temps j'avais gardé le silence mais la voix douce de ma mère m'appela de nouveau à l'autre bout du combiné.
— Wendy ? Tout va bien ? Je ne t'ai pas chamboulé au moins ?
Une deuxième larme coula sur ma joue et s'écrasa à mes pieds. Je ravalais tant bien que mal la boule qui s'était formée au fond de ma gorge et respirais un petit coup afin de contrôler ma voix.
— Non, maman, ne t'inquiètes pas. Je suis juste un peu fatiguée, c'est tout.
— Excuse-moi ma chérie, j'aurais du t'appeler demain, s'excusa-t-elle. Mais je voulais tellement avoir ton avis avant de donner la réponse à James.
Je fermais les yeux et respirais de nouveau profondément. Je n'arrivais pas à arrêter le flot de mes larmes, à présent. J'allais devoir couper court à la conversation. Je n'avais pas envie que ma mère s'en veuille de me faire remonter des sentiments douloureux, car ce n'était pas de sa faute.
Je pris une inspiration avant de répondre de manière la plus naturelle à ma mère.
— Je pense que tu devrais prendre le temps de réfléchir posément à ce que tu veux vraiment, maman.
J'avais réussi à m'exprimer sans trahir mes larmes, malgré le léger trémolo dans ma voix. Je sentis un sanglot monter dans ma gorge et je m'empressais de pincer la bouche pour le refouler. Je ne devais pas craquer maintenant, je devais rassurer ma mère, avant tout. 
— Mais la décision te reviens entièrement, murmurais-je d'une voix légèrement cassée.
Je m'étais efforcée d'être la plus raisonnable possible en ne pensant qu'au bonheur de ma mère, mais la vision de ce feu de signalisation me déchira le coeur et je dus mettre ma main devant ma bouche pour étouffer une nouvelle vague de larmes.
— Tu as raison, ma chérie, répondit ma mère calmement tandis que je me mordais la main pour éviter d'éclater en sanglots. Je vais faire comme tu dis et prendre le temps de réfléchir à ce que je veux moi. Heureusement que j'ai une fille comme toi ! Si mûre, si posée. Qu'est-ce que je ferais sans toi ?
Elle avait lâché son petit rire aigu qui avait toujours eu le don de me faire sourire quand j'étais gamine. Ce soir-là, pourtant, ce petit rire intensifia le flot de larmes qui se déversait sur mes joues.
Elle avait toujours dit qu'elle avait de la chance d'avoir une fille aussi raisonnable et mûre que moi, mais je n'étais rien de tout cela.
Eden avait raison, encore une fois, je m'efforçais d'être ce que les autres attendaient de moi, pour leurs intérêts à eux. Si j'avais choisi de penser à moi, j'aurais montré à ma mère combien sa décision impactait ma vie toute entière et me chamboulait à un point qu'elle ne pouvait s'imaginer.
Mais alors elle ne vivrait plus pour elle, mais pour moi. Et je refusais d'être la personne qui la prive de son bonheur. Alors il était de mon devoir de ravaler mes larmes et ma douleur, pour ne pas faire du mal et de la peine à ma mère.
— Je t'embrasse ma chérie, j'espère qu'on se verra bientôt. Je t'aime. Fort et plus que ça. Ça ira ?
Je fermais les yeux aussi fort que je le pouvais pour évacuer toutes les larmes qui ne cessaient de monter à mes yeux.
Ces mots résonnèrent en moi avec force et violence. J'avais la sensation de me retrouver à la place de ma mère, ce fameux jour où je lui avais sorti cette phrase.
Les rôles étaient inversés et cette impression accentua ma crise de larmes.
— Je t'aime aussi, maman. Ça ira, murmurais-je pourtant dans un souffle.
Je raccrochais et traversais la pièce à grandes enjambées avant de m'effondrer sur le lit pour laisser sortir tout ce que j'avais contenu jusqu'à présent.
Aujourd'hui, plus que n'importe quel jour, je n'étais pas vraiment certaine que cela irait.



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