Chapitre 59

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Une main, un bras, une jambe. Vidés de leur sang, tranchés pour observer la reconsolidation des chairs. Un organe arraché à même le corps, la gorge brûlée et l'organisme empoisonné par mille et une substances. Si Kaito avait déjà connu de sordides blessures de guerre, il découvrait à travers la torture, le sens du mot « cauchemar ». Il ne pouvait compter les fois où il s'était évanoui. Où la douleur avait court-circuité son cerveau endommagé. Les rires de Musashi étaient devenus l'écho de sa folie.

L'horreur durait depuis de trop nombreuses lunes ; il avait perdu la notion du temps. Ses membres amputés se ressoudaient lentement à son corps sous ses yeux, avant d'en être à nouveau arrachés. Le sang coulait et coulait encore, jusqu'à frôler la limite de la mort.

Durant ses courts moments de repos, il se réveillait en hurlant, les doigts de son mutilateur plongeant dans son abdomen. Il en était arrivé à appréhender le sommeil, à rêver d'une agression fantôme et bondir, en pleine terreur nocturne. Mais la douleur s'était faite de loin surpasser par la démence. La peur le hantait à chaque instant. À chaque bruit dans le couloir qui annonçait une potentielle nouvelle tourmente, à chaque voix qui résonnait dans le palais. L'angoisse lui broyait les entrailles. Et lorsqu'il abandonnait la lutte, c'est Musashi qui le persuadait de se soigner par la menace – la plus efficace étant celle du dépeçage.

Alors, à défaut de soumission volontaire, c'est son corps, saturé de souffrances, qui cédait. La lueur réparatrice était devenue synonyme de sa propre acceptation, invitant toujours un nouvel acte sanguinaire.

En le voyant inerte au sol, peiner à refermer la balafre de son abdomen, Musashi décida de le soigner par lui-même, non sans une pointe de déception. Constater les limites de leur régénérescence s'avérait déplaisant.

— Le jour commence à décliner, tu as bien mérité une nuit de paix, dit-il en quittant la pièce.

Les paupières de Kaito papillonnèrent, il n'avait plus la force de répondre.

— Je vais te faire porter de quoi te restaurer et te rafraîchir, il faut que tu sois prêt. Notre cher prince Hatano ne tardera plus à arriver, sourit-il en déverrouillant la boucle en fer autour de sa gorge écorchée.

Le cœur de Kaito cognait aléatoirement dans ses tempes. Était-il possible de perdre la raison, faute de pouvoir se sauver ? Peut-être l'avait-il déjà perdue.

Abandonné dans un état second, il entendit à peine les quatre servantes qui déposaient une bassine d'eau et des serviettes à côté de lui pour le laver. C'est lorsqu'elles entreprirent d'ôter les haillons maculés qui restaient sur son corps ensanglanté qu'il fit un bond. Il se redressa brusquement et les repoussa.

— Pardonnez-nous, Kimura-sama, ce sont les ordres du Maître, murmura la plus âgée, déférente.

— Je vous interdis de me toucher ! feula-t-il. À qui croyez-vous avoir à faire ? Vous tous... ne m'approchez plus...

Tel un prédateur aliéné par l'enfermement, Kaito se releva pour fuir le groupe de femmes. Les jambes flageolantes, il tituba contre les murs, le long des fenêtres. Il porta une main à son front brûlant. Son esprit allait imploser.

— Kimura-sama, si vous refusez, il se montrera plus sévère encore avec vous...

Un rire fou s'échappa des lèvres de Kaito. À moins de lui trancher la tête et d'attendre en vain qu'elle se ressoude à son corps, que pouvait-il advenir de pire que ce qu'il avait déjà enduré ? Ses yeux s'agrandirent à l'idée. Sa tête.

Il se précipita vers la plus grande des fenêtres et se figea devant la paroi de feu translucide qui ondoyait devant la vitre. Sort ou non, il refusait d'offrir la victoire à ce tyran. Dès lors qu'il les détiendrait Takeshi et lui, il serait trop tard. C'est ici et maintenant que tout devait s'arrêter.

Il attrapa tous les bibelots à sa portée et les fracassa contre le verre. Les servantes s'enfuirent en glapissant. L'alerte était donnée, le monstre serait bientôt là. Son cœur s'emballa. Un lourd bibelot en or eut raison de la vitre, qui se brisa en mille morceaux. Ignorant la morsure du feu, Kaito utilisa ses dernières forces pour franchir la barrière de flammes et dégringola le long des tuiles. Il finit sa course in extremis sur le rebord décoratif du sous-toit incurvé, les bras brûlés.

Musashi arriva en trombe.

— Prince Kimura ! s'écria-t-il en se penchant à la fenêtre.

Kaito se releva, en équilibre sur la bordure, alors que les hurlements de Musashi faisaient écho derrière lui. Son regard mi-clos s'allongea sur la cité, jusqu'à l'horizon orangé. Un profond soulagement le submergea. Il inspira, le visage fouetté par le vent froid de la liberté. Une larme roula sur sa joue.

— Mon amour, pardonne-moi...


Vingt ans auparavant, Cité des Invocateurs.

— Je me fiche qu'elle soit jeune ou de ce qu'ils ont pu ressentir l'un pour l'autre ! s'égosilla Tsubasa en fracassant une bibliothèque dans une tempête d'ombres. Riiko m'a humilié en me trompant avec son fils, ce gamin de seize ans !

Kazuhiro retint son souffle. Soucieux des potentielles répercussions qui suivraient, il fit un pas timide en avant.

— Que comptes-tu faire ?

— Ce que je compte faire ?

Tsubasa Hatano serra les poings, drapé sous son voile de cendres mortelles.

— Je vais tuer Akio Musashi.

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NDA : Ça y est, la bombe est lâchée...!! Le vrai père de Takeshi est-il donc Tsubasa ou le fils de Ken Musashi ?

Personne n'avait encore pensé au fils de Musashi et j'avoue que j'étais ravie de vous voir tourner en bourrique XD.

Explications bonus : Riiko Hatano a eu Tetsuya a 21ans, Tsubasa en avait 33. Deux ans après, elle et Akio Musashi, 16ans, sont tombés amoureux. La même année, elle est tombée enceinte. Après la naissance de Takeshi, le secret n'a pas duré longtemps...


Entre ombres et lumière T1: Le secret des DieuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant