On dit que Paris est la ville lumière, alors Dschang est la ville poussière. Ici, le décor tout entier est couvert d'une poussière pâteuse, des seuils de maisons aux toits des magasins. C'est la dernière chose que je remarque avant que ne cesse le ronflement du moteur du bus. Les passagers descendent sans tumulte.
Lorsque mon pied franchit le seuil du bus, j'ai la même impression qu'à ma sortie de l'aéroport. Je me retrouve de nouveau loin de chez moi, plus loin que d'habitude. Et je me sens profondément égarée, au milieu de tous ces gens qui trouvent si vite leur chemin, qui parlent la même langue, chérissent la même réalité. Ces gens à qui je suis censée ressembler.
Je m'approche de la sortie de gare pour tenter d'apercevoir la vie hors de cette gare routière peu bondée. Et je comprends que comme me l'avait dit un jour mon père, Dschang n'est plus pareille. Elle n'est plus la petite ville estudiantine et tranquille, qui accueillait les nouveaux bacheliers dans l'université d'Etat qu'elle abrite. Dschang a fini par céder sous le poids des vices, les vices de toutes les grandes villes, avec la débauche et la criminalité à profusion.
Deux voitures à la carrosserie abîmée, aux vitres blanchies et roues poussiéreuses viennent s'arrêter quelques mètres devant moi. Au volant de l'une d'elles, je reconnais un visage, le regard mobile, les paupières pesantes, l'œil rouge. C'est mon oncle dans un de ses états seconds. J'échange un regard avec Mandela, qui s'est approché de moi. Lui pense à l'alcool dont le frère de mon père a comme à son habitude abusé. Moi je plaide pour la fatigue. Ma mère, vu les coups d'œil dédaigneux qu'elle lance, doit sans doute plaider pour la folie.
Nous nous séparons dans les deux voitures, malles arrière remplies de nos valises. Mais avant, j'ai le temps de scruter l'expression faciale de mon père, son air grave, ses yeux qui guettent l'horizon. Il est anxieux comme nous tous, mais ne peut l'admettre. C'est ce que coûte parfois la masculinité sur mon continent.
Il ne sait pas à quoi s'attendre. Parce que dans ma grande famille, on ne sait jamais à quoi s'entendre. On ne sait quelle rancune refera surface, quelle querelle éclatera. À l'inverse de ma famille maternelle où les réunions sont fréquentes et les liens entretenus même à distance, nous nous voyons si peu dans la paternelle. Et dès que nous sommes réunis ne serait-ce que quelques jours, après des années sans s'être vus, ce n'est pas longtemps la joie. Personne ne sait prévenir les réactions de l'autre, et très vite les disputes éclatent.
Les quelques aperçus que j'ai pu avoir de la civilisation s'effacent lorsque nous quittons le centre-ville pour nous enfoncer dans la broussaille qui constitue la périphérie. Les maisons s'espacent de plus en plus, les lieux de commerce se raréfient et la nature reprend le contrôle.
Des deux côtés du chemin, derrière presque toutes les habitations, se dressent les pierres tombales et les caveaux familiaux. Les gens d'ici sont dispersés à travers le pays et même s'installent où la situation semble meilleure, mais à leur mort, sont toujours ramenés à leur origine. La région de l'Ouest, plus que toutes les autres où j'ai pu me rendre, me fait penser à un cimetière. La dernière demeure de tous ses enfants éparpillés aux quatre coins du pays. C'est la «terre mère», celle où seuls les défunts reviennent.
Notre véhicule roule jusqu'à ce que je vois débuter derrière la vitre droite de la banquette arrière, un champ de maïs qui s'allonge sur des mètres et des mètres au fur et à mesure que nous avançons. Ce champ de maïs, j'y ai joué plus jeune. Je m'y suis parfois égarée, j'y ai découvert des insectes minuscules, que j'ai sans doute par la suite tués. J'y ai poursuivi Mandela, avant que Miriam ne nous rappelle à l'ordre avec son air de grande sœur. Vous savez, l'air rabat-joie.
En revoyant ce champ, je n'ai pas de doute, nous sommes bien arrivés. Mais le souvenir que j'avais de lui s'est superposé à la réalité. Où sont passés les superbes épis de maïs, les tiges vertes, longues et vigoureuses qui se penchaient au gré du vent ? Je ne vois plus que des plantes desséchées, incapables de produire le moindre épi de maïs. Quelque chose cloche.
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Le Masque Ensanglanté
Mystery / Thriller«Grand-mère est morte, il faut que tu rentres.» Il n'a pas fallu en entendre plus pour que Mona Lisa fasse ses valises et se décide à rentrer au terroir, après trois années passées sur le Vieux Continent. Le Cameroun qu'elle retrouve à son arrivé...