REFRAIN : LÀ OÙ LE JOUR SE LÈVE

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«Trois choses ne peuvent pas rester cachées bien longtemps : le soleil, la lune et la vérité»

Buddha


  Je ne vois plus la lune. Elle est en train de disparaître, de s'effacer dans le firmament. Le soleil arrive. Il rougit déjà une part du ciel. Je pense à toi maman. À ce conte autour du feu, un soir où la lune était entourée de milliers d'étoiles. Tu m'as dit qu'un jour le soleil et la lune avaient voulu manger leurs enfants. Ils avaient passé un accord pour que l'un mange ceux de l'autre.

   Le soleil avait envoyé ses enfants les premiers, et la lune plus rusée, ne les mangeait pas mais les habillait autrement pour les renvoyer le lendemain. Ainsi, le soleil mangea tous ses enfants en croyant avoir mangé ceux de la lune. Tu m'as dit pour finir, que c'était pour cette raison que la lune était entourée d'étoiles ses enfants, et que le soleil lui brillait seul dans le ciel. C'est depuis ce jour que je préfère la lune au soleil. La lune est une mère. La lune a vu ce qu'elles m'ont fait. La lune est mon témoin.

   J'ai un peu dormi, malgré les moustiques et les insectes. Les herbes ne m'irritent plus. Elles m'ont servi de matelas. Je suis maintenant assise, même si je ne peux pas bouger tous mes membres. Le sang sur ma robe blanche a séché. Mais je sais que tu ne seras pas contente en voyant ce qu'est devenu mon vêtement. Tu l'avais acheté si cher. Et c'est sans parler de mes nattes qui ont pris de la terre et de l'herbe. Pourras-tu les refaire ? J'ai le corps entier qui me fait mal. J'ai besoin d'une de tes tisanes, même des plus amères.

  Tu es rentrée la nuit dernière, ou à l'aube ce matin. Tu as trouvé le salon tel que tu l'as laissé. Je sais le ranger comme toi. Tu as dû m'appeler en traversant le couloir. Je ne t'ai pas répondu, alors tu as cru que je dormais. Tu as ouvert lentement la porte à ta droite, et tu as trouvé le lit dressé. Je n'y étais pas.

   J'entends presque avec quelle force tu as dû crier mon prénom, puis mon nom. Je ressens tout l'espoir que tu as dû avoir en pensant que j'étais peut-être à l'arrière de la maison, cachée dans des buissons. J'imagine ensuite ton désespoir lorsque tu ne m'y as pas trouvé, et que mon nom a de nouveau résonné sans réponse sur la colline. Je sais que chez toi, la ligne entre le calme et la panique est très facile à franchir. Je te vois rentrer en trombe dans la maison, crier dans tous les recoins mon nom, me promettre une bastonnade si je ne cessais pas tout de suite ma partie de cache-cache. Mais tu me l'as dit toi-même maman, on ne joue pas à cache-cache la nuit. Pourquoi t'aurais-je désobéi ?

   Tu as passé la nuit à penser à moi. À te demander où je suis. Tu as parlé seule, je parie. Tu as secoué tous les meubles de la maison, fouillé dans mes petites affaires. Tu as juré, prononcé le nom de mon père. C'est le troisième membre de la famille. Celui qui n'est jamais là, et que l'on évoque seulement quand ça ne va pas. C'est le seul homme auquel tu fais appel, puisqu'aucun villageois n'acceptera de t'aider. La chefferie est trop éloignée de nous. Et tu sais que tout ce qui se rapporte à toi divise les notables. Tu devras me chercher seule.

   J'aurais dû t'écouter. Rester sagement à la maison à regarder la télévision. J'aurais dû me coucher plutôt. Si je n'avais pas voulu scruter la lune et les étoiles en restant quelques secondes sur le seuil de la porte d'entrée, mes yeux n'auraient pas remarqué la maison où se dressaient des chapiteaux, où la musique folklorique tonnait.

   Tu m'avais pourtant prévenu. Le village ne nous aime pas. Il ne t'aime pas toi, et comme je suis ta fille, je porte cette haine en héritage. Je suis la fille de la magicienne, de la sorcière. Je ne t'avais jamais désobéi jusqu'à hier. Je m'étais promise de ne jamais succomber à la tentation de la civilisation. Mais j'ai faibli et une seule fois a suffi à signer mon arrêt de mort. À présent, me voici assise seule ici, les membres figés par la douleur, le visage asséché par les larmes, le cœur rempli de rancoeur. Je bascule ma tête en arrière de manière à pouvoir regarder le ciel. Ça m'aide à oublier ma peine. Le soleil se lève maman, et comme au coucher de soleil, cela m'apaise.

   Quelque chose craque là-bas derrière les arbres. Je prie dans mon for intérieur pour que ce ne soit pas un animal, venu chercher son petit déjeuner. Les craquements persistent. Puis, ce sont les branches d'arbres qui bougent. Bientôt, une ombre sort de la brousse. C'est toi maman.

  Tu n'es pas vraiment vêtue. Un démembré blanc et un long pagne vert et jaune, noué autour de ta taille, des sandales et tes cheveux tassés dans un foulard. Tes yeux aussi grands que les miens, refusent de se poser directement sur moi. Ils craignent ce qu'ils vont voir, alors ils jettent un radar sur toute la clairière. Ils se reposent finalement sur la petite créature au milieu de ce décor. Et ta bouche se tord dans une forme inédite alors que tu constates mes blessures. Tu avances vers moi, et c'est au tour de tes bras de se lever vers le ciel au ralenti. Ton visage se froisse. Es-tu en colère ou es-tu sur le point de pleurer ? Tu frappes tes pieds au sol au fur et à mesure que la distance diminue entre nous.

   À quelques centimètres de moi, tu fais un tour sur toi-même. Tu es courbée, tes mains détachent violemment le foulard sur ta tête, ton visage est toujours décomposé. Je rapproche mes jambes de mon torse. Tu me fais peur avec cet étrange spectacle auquel tu te livres. Un spectacle muet, puisqu'aucun son ne s'est jusqu'ici échappé de ta bouche.

   Maintenant que tu es accroupie en face de moi, je perçois ta forte respiration. Tu renifles comme quelqu'un qui a pleuré. Et lorsque tes lèvres se décollent, tu ne me demandes qu'une chose, en me regardant droit dans les yeux.

— Qui ?

— Des femmes, je ne me souviens pas de leur visa...

   Je sursaute. Ton cri perçant et puissant lâché vers le ciel m'empêche de finir ma phrase. Il me rappelle le chant de la sorcière Karaba dans ce film d'animation dont j'ai oublié le nom. Ou peut-être un morceau de cette Angélique Kidjo que tu chantes en faisant à manger. Il chasse les oiseaux, que je vois quitter en masse la clairière. Ta voix puissante laisse un écho dans les troncs des arbres, rebondit sur la voûte céleste, fait trembler la croûte terrestre. C'est un cri de guerre.

  Il s'achève comme un chant. Et ton pagne commence à se mouiller de larmes, que je vois couler lorsque tu baisses la tête. Ton bras me saisit et quelques secondes plus tard, ma tête est nichée dans ta lourde poitrine. Je n'avais plus eu le droit de me retrouver entre tes seins depuis l'époque du sevrage. Aujourd'hui, je pouvais entendre ton cœur battre, aussi fort que le mien. Et ta voix qui murmurait quelque chose d'étrange.

— Je n'ai pas tenu ma promesse, Tina a tenu la sienne...

  Et tu ne répétais plus que cela en balançant ton corps d'avant en arrière, ma tête toujours dans ton buste. Mon cœur contre ton cœur. Le soleil naissant dans un coin du ciel bleu. Puis, tu t'es arrêtée et a pris ma tête entre tes deux mains froides. Tu as tourné mon visage vers toi, et le vent a soufflé pendant que tu me disais quelques mots. J'ai secoué la tête. Je tiendrais ma promesse. Le soleil en était témoin.

Le Masque Ensanglanté Où les histoires vivent. Découvrez maintenant