CHAPITRE XIX : NE T'EN VA PAS !

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   Nous étions sortis de l'établissement secondaire au moment où Um me reporta ce que lui avait confié le notable. J'étais absente à la conversation, je pensais, comme il l'avait bien remarqué. Papa Senghor se rendrait en fin de journée à une réunion avec d'autres notables, pour préparer une cérémonie d'offrandes aux ancêtres. La cérémonie aura lieu cette nuit. La chefferie commence à s'inquiéter de la situation, on a fait appel à l'oracle, aux voyants de tout le village. Et tout semble mener à l'époque de Wangari. Les devins sont formels, c'est à cette période-là qu'a été commise oa faute pour laquelle tout le village souffre à présent.

  La nouvelle ne me surprend pas. Mais je n'approuve pas la démarche des autorités traditionnelles, même si je n'ose pas l'avouer à Um. Pourquoi faire des offrandes aux ancêtres plutôt que de chercher à retrouver la victime pour lui présenter des excuses ? Le courroux des ancêtres n'est qu'une conséquence de l'injustice commise.

   Les aïeuls sanctionnent la communauté fautive, comme un juge condamnerait un coupable. Mais est-ce le juge qu'il faut apaiser, dédommager, ou la victime qui souffre silencieusement ? Cette histoire d'offrandes est une diversion, un moyen rapide de redresser la production agricole. Ce n'est la résolution en profondeur du problème, mais plutôt une solution superficielle que veut la chefferie.

   Pendant quelques secondes, je crains qu'il ne me pose des questions concernant mon attitude dans le bureau de papa Senghor. J'ai volontairement omis de dire que j'étais l'un des fruits de l'union de Martin et de Tina. Mais Um n'aborda pas le sujet, sans doute parce que lui aussi avait menti à la fin de la conversation. S'il fallait blâmer, nous serions tous deux coupables. Il comprit que s'il ne disait rien, je ne dirais rien non plus. Je ne lui demande pas non plus s'il sait quelque chose sur l'affaire du petit Nelo, que le vieux notable ne nous aurait pas dit. Le silence s'installe pendant que nous marchons vers la route.

  Je me séparai de lui après qu'il m'ait donné l'emplacement du marché de la ville. J'arrive au marché du centre-ville ouvert tous les jours, comparé à ceux des villages ouverts certains jours précis de la semaine. Faire des courses dans l'espace bondé, poser le pied avec prudence, éviter de salir les étals, se faufiler dans la masse pour obtenir des denrées dont le prix me surprend, même dans la région de l'Ouest censée être le grenier du pays.

  Et je ne peux m'empêcher d'entrouvrir la bouche, après que chaque vendeuse ne prononce un montant. Je parviens à acheter le nécessaire pour des repas d'un semaine. Puis, je sors du marché et consulte ma montré qui sonne la fin de journée.

   De retour à la maison une demi-heure après, je m'arrête un instant dans la cour et observe longuement le champ de maïs mourrant sous le soleil couchant. Si seulement les plantes pouvaient parler...

  Je crie mon arrivée après avoir dépassé la véranda où je ne trouve personne, et les murs me renvoient l'écho de ma voix. Mon rythme cardiaque s'accélère. Comment affronter le visage de mon père après tout ce que j'ai appris sur lui aujourd'hui ? Je le trouve endormi, un journal datant de notre arrivée au village à la main. Je le convainc d'aller se reposer dans sa chambre, même s'il me rappelle qu'il est encore tôt et qu'il perdra le sommeil au milieu de la nuit. Pourtant, à peine ai-je fermé la porte de sa chambre que je l'entends s'affaler dans son lit en soupirant.

   Je me retourne dans une maison vide et mon cœur se serre. C'est dans des moments comme ceux-ci que Mamie Mado me manque, que j'aimerais entendre sa voix qui m'invite à la rejoindre en cuisine pour qu'elle dévoile «les astuces culinaires qui auront séduit mon grand-père», pour qu'elle raconte des histoires qui font peur autour du vieux foyer de sa cuisine ou pour qu'elle me permette de poser tout simplement ma tête sur ses cuisses pour qu'elles me caressent les cheveux, en prétextant y retirer des poux venus de Douala.

Le Masque Ensanglanté Où les histoires vivent. Découvrez maintenant