CHAPITRE XI : JOUNJOU KALABA

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  Une main ferme me secoue le bras, je crois entendre une voix. Mais je suis encore trop endormie pour savoir de qui il s'agit. La poignée se veut de plus en plus ferme. J'ouvre brusquement les yeux, agacée par la manière dont je suis réveillée ces deux derniers jours. J'ai le temps de voir mon père se redresser avant de  se retourner, me confiant la tâche de réveiller mon frère.

   Je pense d'abord à me lever à sa suite, mais mon cœur rate un battement alors je rentre dans mon canapé. Mon regard se dirige vers la fenêtre du salon qui donne sur un ciel sans soleil, mais déjà assez clair. Mon portable sorti de ma poche affiche six heures trente du matin. Je soupire.

   C'est aujourd'hui Mamie. Le tout dernier jour de ton deuil, qui a duré trois jours. Nous en avons passé deux à te lamenter, et au troisième jour, il est l'heure de te célébrer. Après avoir pleuré ta mort, nous fêtons ta vie. Chez nous, comme tu le sais, la vie est un cycle. On dit que lors des funérailles, il ne faut plus pleurer, parce qu'on a eu suffisamment de temps pour le faire auparavant. Mais je crois que si l'envie me vient un jour d'encore te pleurer, je le ferais. Mieux, si j'ai un jour besoin de ton aide, je lancerais un appel. J'ai confiance, tu me répondras.

   La maison s'éveille très vite et les quelques personnes traînant encore le pas nous rattrapent assez vite. La musique emplit la maison et l'odeur des mets cuits durant toute la nuit commence à s'élever. C'est aujourd'hui que nous savourerons les fruits du travail acharné des derniers jours. C'est pour cette journée que nous avons tout préparé.

  Nous nous rendons en cercle restreint, mes parents, mon frère, ma sœur, mes oncles, mes tantes et cousins, dans une sorte de cabane un peu à l'arrière de la maison. La construction d'une pièce seulement est située assez loin dans le champ de maïs où les plants desséchés craquent sous nos pieds. Nous nous y rendons en file indienne, selon un droit d'aînesse pesant, nous ramenant nous enfants, à la fin du rang. Je descends la pente qui mène à notre destination, en profitant de la vue que j'ai sur le magnifique paysage rural à moitié endormi. Sur quasiment toutes les propriétés, je peux remarquer les petites constructions comme celles où nous nous rendons. Parfois en bois, parfois en ciment.

   Je peux apercevoir d'autres champs comme le nôtre dont les cultures sont jaunies, vacillant au gré du vent rude de ce matin. Et dans un certain périmètre, il n'y a que la sécheresse, les cultures mortes qui règnent, avant que je ne retrouve hors de ce cercle plutôt bien délimité, la végétation verdoyante que je connais dans la région de l'Ouest. Le contraste entre ces deux couleurs forment dans le paysage un contraste étrange, comme si une chaleur meurtrière ne s'était abattue que sur notre groupement et ses alentours, sans atteindre le reste de la ville. Anciens de ma terre, le message est fort.

   Parvenus dans la petite habitation, nous nous y serrons les uns devant les autres, formant un cercle au milieu des instruments traditionnels qui y ont été installés. Et le long des murs de la maison, sont enterrés dans le sol sans revêtement, des ossements humains avec juste au-dessus, marqués sur le mur avec une petite quantité de peinture, les noms de ceux à qui ils appartiennent. Nous sommes dans la maison des crânes, vestige de la culture Grassfield, sacrilège du Vatican.

   Plus jeune, j'avais peur de la maison dans laquelle je me trouve aujourd'hui. J'avais peur de cette espèce de rite qui consistait à ôter au cadavre enterré il y a plus ou moins longtemps, son crâne pour l'enterrer lui ailleurs que dans son cercueil. N'y avait-il pas dans cette pratique quelque chose de profondément nécrophile ?

   L'enfant que j'étais et l'adulte que je deviens continue de regarder ces choses en y portant des interrogations, cherchant à comprendre pour peut-être mieux croire. Mais en matière de tradition comme en religion, je me heurte à des murs. Les murs du fanatisme, de l'obscurantisme, celui des actes que l'on répète sans plus chercher à comprendre, dans le souci de perpétuer. Mais perpétuer quoi exactement ? Notre propre ignorance. Perpétuer notre méconnaissance, la transmettre à la descendance.

Le Masque Ensanglanté Où les histoires vivent. Découvrez maintenant