CHAPITRE XIV : COUPABLE DE N'AVOIR RIEN FAIT

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   Um me tient par les épaules et me fait avancer lentement vers le seul canapé de son salon, un trois-places à la charpente métallique adossé au mur, qui crisse un peu au moment où je m'assois. Le souffle m'est revenu alors j'essaye de me défaire de ses mains fermes qui m'entourent. Mais elles ne sont pas décidées à me lâcher.

— Je vais mieux, ça va, murmurai-je en souriant pour convaincre Um de se détendre à son tour.

   Il me regarde sans répondre, comme s'il cherche sur mon visage la faille qui me fera craquer, l'indice qui trahira mon tourment intérieur. Mais ce tourment je le porte en moi depuis dix ans, j'ai appris à ne pas le laisser reparaître aussi facilement. Je suis plus forte que ça, et il le sait. Il se lève et se tourne vers l'espace cuisine situé dans l'autre moitié de la pièce, constitué essentiellement d'un mini frigo gris comme les carreaux sur le sol et d'un plan de travail blanc comme tous les murs de l'appartement.

  Pendant qu'il remplit d'eau minérale un verre de sa petite vaisselle d'étudiant célibataire, mes yeux sont attirés par la vue des toitures jaunies à travers la fenêtre. Lorsque l'eau cesse de couler dans le verre, j'entends un poste radio se mettre en marche, parce que dans ce salon il n'y a pas de télévision. Le poste diffuse instantanément une chanson dont je reconnais l'instrumental. Et pendant qu'Um s'approche de moi avec le verre dans sa main, Danielle Eog Makedah chante Help de sa voix qui supplie, murmure.

— Tiens, me propose Um en me tendant le verre que j'accepte volontiers et vide d'un trait, avant qu'il ne le ramène dans l'évier jusque-là vide.

  Je profite de ce qu'il a le dos tourné pour me lever à mon tour et ramasser mon sac à dos laissé près de la porte. J'en sors la photo trouvée dans l'armoire du salon, et la déplie au moment où Um se retourne vers moi. Mais avant de la montrer, je sais qu'il y a d'autres choses que je me dois d'expliquer. Si je veux qu'Um m'aide, je dois lui raconter la vérité, celle que je connais.

— Assieds-toi s'il te plaît, demandai-je d'une voix qui murmurait toujours. Avant de commencer, je veux te demander une chose, une seule. Je sais que c'est malhonnête de poser une condition pour quelque chose que tu ignores encore. Mais ce n'est qu'une chose. Promets-moi de ne pas me juger, à défaut de ne pas pouvoir m'aider.

— Jamais je ne te jugerais, l'ai-je fait un jour ? Jamais, jamais, me rassura t-il avec l'impatience et l'inquiétude dans le regard.

  Je débutai mon récit, debout devant lui, le sac dans mes bras croisés, la vieille photographie entre les doigts. Pour la première fois depuis cette nuit, je racontais cette histoire à quelqu'un d'autre que moi-même. Pour la première fois, j'en parlais. J'entendais enfin résonner ces mots que j'avais tant de fois employés mentalement, sans jamais oser les prononcer, craignant de leur donner vie.

— Il y a dix ans de cela, pendant les funérailles de Grand-père, j'ai rencontré une fillette, j'en étais aussi une à l'époque. C'est pourquoi nous sommes devenues amies. Contrairement à toi et à tous tes amis de l'époque, je ne l'avais jamais vu dans les parages, ni au puits du village, ni autour de la chefferie, ni dans les champs où nous jouions. Pourtant, elle était de ce village. Aujourd'hui, je me demande encore comment l'enfant que j'étais à l'époque n'a pas pu saisir qu'elle était différente, que c'était une exclue, une paria pour vous tous. Elle s'appelait Mahsa.

   Je vis la mine rassurante d'Um devenir peu à peu sérieuse et intriguée. J'avais attisé sa curiosité, ce n'était que le début. Mais l'ami attentionné d'il y a encore quelques minutes s'était changé en un personnage que je ne reconnaissais pas. Il me fit étrangement penser à cet enfant à qui on rappelle une bêtise commise par le passé et dont il se rappelle soudainement. Il n'était pas impossible qu'Um connaisse Mahsa, il connaissait tout le monde dans ce village. Mais ça, ce n'était pas encore important.

Le Masque Ensanglanté Où les histoires vivent. Découvrez maintenant