CHAPITRE VI : DERNIÈRE NUIT AVEC TOI

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   Pendant quelques minutes, je reste interdite devant ce grand et beau jeune homme, dont j'étais si heureuse de reconnaître le visage en me retournant. Ce n'est qu'après avoir brièvement détaillé la silhouette devant moi que j'ai répondu à la question qui m'a été posée.

   J'ai en face de moi l'un des souvenirs les plus forts que j'avais pu garder de mon dernier séjour ici. C'est l'une des deux seules rencontres que j'avais faites à l'époque. La seconde, après ma rencontre avec elle.

   Il a changé. Ce n'est plus le garçonnet maigre et rustre du village, qui ne parlait pas très bien français et dont les coudes et les genoux étaient toujours blancs de poussière. Celui que j'ai maintenant en face de moi, porte une chemise à carreaux noirs et blancs d'où se dressent bien droites ses épaules et où se dessinent ses bras fins.

   Um a gardé la corpulence dont il était déjà très fier à l'époque. Il disait se sentir libre dans son petit corps qui lui permettait de grimper aux arbres, même si je doute qu'il pratique encore cette activité aujourd'hui. Il a aussi gardé son visage, qui me semble simplement avoir mûri. Mais il a aussi gardé cette petite cicatrice sur la joue gauche, une sorte de petite entaille que l'on croirait faite avec une lame. Ça lui donne une allure de guerrier, de guerrier Bantou.

   Les traits incertains de son visage avec le temps s'étaient affirmés, renforcés, imposés. Je pouvais le constater en observant sa mâchoire triangulaire, ses sourcils pourvus, son regard ferme et rassurant, ses cheveux noirs plutôt entretenus sur ce continent où la plupart des hommes n'en garde pas autant. Un coin de ses lèvres s'étire dans un sourire. Il m'ouvre ses bras en maintenant sur moi son regard qui détaille, admire, désire.

— Comment m'as-tu reconnu au milieu de tout ce monde ? lui demandai-je la tête posée sur son épaule, si tu ne m'avais pas appelé par mon nom comme tu le faisais à l'époque, je ne t'aurais jamais reconnu !

— Moi je t'ai directement reconnu, on oublie rarement la seule fille à nous avoir jamais battu à une course.

— Nous n'étions que des enfants, répliquai-je humblement, nous avions de l'énergie à en revendre

— Toujours aussi modeste Nodem !

  Nous éclatons de rire au moment où nos bustes se décollent. Je remarque alors sa main placée bien bas dans mon dos. Quelque chose me gêne, alors je souris naïvement plutôt que de réagir. Pendant un instant, j'oublie la tâche que j'ai entamée avant de le croiser. Et lui ne semble pas prêt de me lâcher.

— Tu n'as pas perdu ta silhouette d'athlète, dis-moi, tu cours toujours autant ?

— Et toi, tu grimpes toujours aux arbres pour cueillir des prunes ?

  Nous nous retrouvons de nouveau dans un éclat de rire. L'un comme l'autre, nous avons cessé de faire ces choses que nous jurions de faire toute notre vie à une certaine époque. C'est aussi cela grandir.

— Grimper aux arbres c'était stupide, courir comme tu le faisais aurait pu te rendre célèbre, surtout d'où tu te trouves aujourd'hui, continue t-il sur un ton plus sérieux cette fois, tu as vraiment arrêté la course de fond ?

— Oui, et c'était bien avant de quitter le pays, expliquai-je en remuant la tête, c'était une activité trop prenante, passionnante mais absorbante, j'ai fini par y renoncer mais je garde la ligne, ça c'est quelque chose que je ne peux empêcher.

   Je termine ma phrase dans un sourire, mais tout au fond de moi, je ressens un pincement au cœur. J'ai mal d'avoir cessé de faire l'une des seules choses, qui m'ait jamais rendue heureuse sur cette terre. J'adorais courir. La course c'était toute ma vie. Cette impression de défier le temps, le vent, sentir mes jambes se poser à peine sur le sol pour le quitter encore plus vite. Courir c'était pouvoir, même si ce n'était que pendant quelques minuscules secondes, s'envoler.

Le Masque Ensanglanté Où les histoires vivent. Découvrez maintenant