CHAPITRE XXIX : QUE L'AMOUR PAYE LES FRAIS

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   Mon ventre ? Qu'est-ce qu'il a mon ventre ? Pourquoi est-ce que chaque parole de maman Rosa doit-elle être aussi énigmatique ? Alors que je prends le chemin qui va me ramener à la maison, je me surprends à passer ma main sous le T-shirt que je porte aujourd'hui, pour tâter la peau froide de mon ventre. Et comme je m'y attendais, il n'y a rien à part mes abdominaux un peu saillants sous ma peau, et plus haut mon soutien-gorge de pré-adolescente ans qui sied si bien à ma poitrine peu généreuse.

  Mes mains se baladent jusqu'à la poche arrière de mon jean où j'ai glissé mon portable. Je l'ai senti vibrer pendant ma discussion avec maman Rosa, mais je n'y ai pas prêté attention. Des appels en absence de Miriam et Mandela. C'est normal, je suis partie ce matin sans prévenir. Ils m'ont même laissé des messages. Mandela me demande de rentrer à la maison au plus vite. Miriam par contre se montre plus précise. J'ai l'impression que même sa manière de m'écrire des messages a changé. Ils ne sont plus brefs et froids. Ils sont maintenant si différents des « Comment ça va ? Bien et toi ? Bien, merci. Okay».

« Mona, tu es où ? Tu es partie sans prévenir. Je m'inquiète ! »

«J'ai discuté avec maman ce matin. Elle m'a dit qu'elle va tout arranger. Qu'on ne doit pas s'en mêler. Que c'est une histoire qui la concerne. Mandela et papa sont intervenus. On s'est disputés.»

« Maman a quitté la maison précipitamment. Personne ne sait où elle est. Elle ne prend pas mes appels, ni ceux de papa. Elle prépare quelque chose. Elle veut se venger.»

  Je me suis arrêtée en plein milieu de la route pour lire les messages de Miriam qui m'ont comme cloué sur place. Je reprends mes esprits lorsqu'une moto klaxonne derrière moi pour que je m'écarte. Le bruit du moteur perce le silence le temps que la moto passe, puis le calme revient à charge et enveloppe les alentours. J'accélère le pas jusqu'à la maison et je m'arrête un instant à l'entrée de la concession en apercevant des silhouettes masculines à la véranda. Je reconnais mon père, avec ses sandales de cuir, son polo Ralph Lauren et sa culotte, qui se frotte anxieusement la zone du crâne où la calvitie règne.

   Je reconnais aussi un autre de nos invités. Les détails s'ajoutent au fur et à mesure que j'avance. Des épaules carrées mais pas trop larges, le teint ciré, les cheveux touffus, les sourcils pourvus, le regard qui vous décrit de la tête aux pieds et la cicatrice sur la joue gauche. C'est Um. Je ne veux pas le voir, sa tenue n'a pas d'importance. Et près de lui, un homme aussi âgé que mon père, élégamment vêtu d'une chemise noire, d'un pantalon aux couleurs du  Ndop et d'un chapeau noir à larges bords. Son crâne est lui aussi gagné par la calvitie, mais le corps est demeuré svelte malgré l'âge : c'est le notable Senghor.

Tous les trois semblent avoir improvisé une assise, mieux une réunion de crise à en voir l'inquiétude sur leurs visages. Ils se retournent tous en me voyant approcher, mais celui dont je sens le regard le plus insistant c'est Um. Il se lève lorsque je mets pied sur la véranda, tandis que mon père et Senghor restent assis en répondant à ma salutation en Yémba. Je fais l'effort surhumain d'être polie.

— Tu devais passer à la maison tout à l'heure, mais j'ai pensé que ça irait plus vite si je venais te voir.

— J'étais déjà à la maison.

— Oui maman me l'a dit. Mona, tu. Tu ?

  Mon regard l'empêche de finir sa phrase. Je suis en colère. J'ai de la rage roulée en boule au fond de ma gorge. Mais mes yeux, mes yeux me trahissent. Je suis au bord des larmes. Je voudrais le détester, mais la tristesse prime sur cette haine que je voudrais cracher.

Je ne comprends pas d'où elles sortent ses larmes. Je ne les ai pas senties venir, mais je les ai déjà au bord des paupières. Je tue du revers de la main ce qui n'est pas encore né. Il n'est plus l'heure de pleurer.

Le Masque Ensanglanté Où les histoires vivent. Découvrez maintenant