CHAPITRE XXVIII: AMI(ES) D'ENFANCE

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Quand je traverse notre cour le lendemain aux aurores, la végétation me crache au visage sa vitalité, sa parfaite santé. Um est capable d'omettre de me dire la vérité, il est peut-être aussi celui qui a conduit Mahsa dans la gueule du loup cette nuit-là, mais il n'a pas le pouvoir de donner aux environs l'aspect qu'ils avaient le jour où nous nous sommes promenés. Quelque chose dans cette histoire me dépasse, nous dépasse tous. Mais pour l'instant, je vais me concentrer sur ce qui est à ma portée. Notamment cette maison que j'aperçois après quelques mètres de marche, derrière une haie qui entoure la concession.

J'ai écrit à Um pour lui annoncer mon retour au village, après un départ précipité dont je ne l'avais pas informé certes. Je lui ai promis de tout lui expliquer cet après-midi chez eux, chez sa mère. Mon pari est risqué et mon piège peut échouer. En vérité, je n'ai aucune intention de le rencontrer lui, mais ne connaissant pas la route qui mène chez sa mère, je dois faire appel à lui sans éveiller les soupçons. Um m'a donné l'itinéraire, sans savoir que je serais chez eux non pas à quatorze heures comme entendu, mais à huit heures du matin. Je ne viens pas pour lui, je viens pour elle.

Elle est assise sur le banc de sa véranda, la robe de nuit retroussée aux genoux, les bras cachés dans un gilet de laine enfilé au-dessus de sa robe. On dirait qu'elle m'attendait. Seule sa jambe touchée est tendue vers l'avant, dérangeant la droiture du reste de son corps sur le banc de la véranda. Elle a les yeux rivés vers l'aube.

C'est comme si j'étais transparente et qu'elle n'avait des yeux que pour contempler le soleil grimpant les escaliers du ciel dans mon dos. Je reste plantée dans sa cour, à quelques mètres d'elle, suffisamment loin pour pouvoir m'en aller sans difficulté, suffisamment proche pour voir les mouches tournoyer autour de sa plaie nue. Des frissons me traversent le dos.

- Um n'est pas là, m'accueille t-elle sèchement.

- Ce n'est pas lui que je suis venue voir, maman. C'est avec toi que je veux parler.

- Tina m'a dit que tu viendrais. Elle te connaît bien.

Je réfléchis un instant avant de me répondre.

- Ça veut dire qu'elle t'a aussi dit pourquoi je viendrais te voir.

Elle baisse la tête, et je crois qu'elle rit. Oui, elle rigole silencieusement, la main dans ses cheveux à l'aspect raides, coupés irrégulièrement, avant de se redresser et de lisser d'un coup d'un coup de sa main sa chevelure. J'aurais décidément tout vu.

- Tu es en train de jouer avec le feu. Et tant que ça ne t'aura pas brûlé, tu ne vas pas t'arrêter.

- Je veux seulement la vérité. Je veux offrir la justice à une âme brisée et surtout la rédemption à ma conscience tourmentée.

Je me surprends à utiliser un vocabulaire presque religieux, pour m'adresser à une femme qui n'en comprend peut-être pas le sens et qui pour m'égarer à mon tour, roule la langue pour sortir un proverbe en Yémba. Je n'y ai rien compris et elle le sait, ne se gêne pas pour ne même pas le traduire.

-Assez joué, coupai-je sec. Je veux que tu me parles du cercle. Je sais que tu en as fait partie. Est-ce que c'est cette société secrète qui s'est attaqué à la fille de Wangari il y a dix ans de cela dans une clairière ?

On ne pouvait pas être plus clair. Sur ce coup, je me félicitais pour être allée aussi vite droit au but.

- Tu sais, tu sais, tu sais beaucoup ma fille. Tu ne trouves pas que tu en sais déjà trop ? Ceux qui vous éduquent aujourd'hui à notre place vous ont mis dans la tête que savoir c'était bien. Ils nous ont même emprunté un vieux mot, et maintenant ils comparent le travail des champs au travail des livres. Ils appellent ça "être cultivé". Mais tu sais ce que je regrette, c'est qu'on ne vous ait pas appris que le savoir a des limites, ma fille.

Le Masque Ensanglanté Où les histoires vivent. Découvrez maintenant