CHAPITRE V : QUELQUES HOMMAGES

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— Aunty, c'est quoi la mort ?

   Mon regard qui s'égarait déjà dans la cour bruyante et bondée de l'hôpital se redirige vers Manu, dont je tiens à présent la main. Nous sommes assis sous une des grandes bâches installées pour l'office religieux qui aura lieu en hommage à ma grand-mère.

  Miriam est à la morgue, sans doute plus utile que moi-même, qui ait préféré rester dehors, prétextant surveiller Manu. Et Mandela qui a suivi ma sœur, doit être adossé à un mur dans un coin, à attendre une instruction de mon père, qu'il exécutera maladroitement en craignant justement de l'exécuter ainsi.

   J'espérais que mon silence découragerait le petit, mais j'ai encore l'impression d'être observée, attendue. Comment donner à ce curieux de quatre ans la réponse qui le comblera, et qui surtout ne fera pas naître d'autres questions ? Comment lui avouer que sa question est l'objet de réflexions encore aujourd'hui ?

   L'arrêt des fonctions vitales me semble être une explication trop compliquée pour lui et trop imprécise à mon avis. La mort signifie autre chose. C'est une sorte de passage, une transition de ce monde-ci vers un autre.

   Enfin, je l'espère. J'espère que la vie ne s'arrête pas véritablement là. Et que le jour où je m'éteindrais et que mes yeux se fermeront sur cette terre, je me réveillerais quelque part ailleurs, entourée des miens. Dans le cas contraire, ça serait trop stupide de vivre. C'est plus rassurant de se dire qu'il y a quelques chose d'autre après. Un paradis ou un enfer, mais bien quelque chose, et pas juste la fin.

— Elle est compliquée ta question Manu, ai-je reconnu honnêtement avant d'ajouter à tâtons, la mort c'est la fin de notre vie ici et peut-être le début d'une vie ailleurs.

  Le petit ouvrit sur moi des yeux encore plus grands que ce qu'ils n'étaient déjà au moment où il m'avait posé sa question. Ma réponse était insatisfaisante, et il poserait sûrement sa question à quelqu'un d'autre, pour être finalement troublé par les réponses toutes différentes. Mais au moins, j'avais été honnête.

  Je lui fais un sourire pour tenter de clore cette très courte conversation, avant de détourner mon regard vers tous ceux qui nous entourent, assis sous les bâches à attendre. Et j'en vois encore d'autres arriver, descendre des voitures, avec aux yeux des lunettes noires, portées pour dissimuler des larmes que je ne vois même pas couler.

   Tous les murmures sont interrompus au moment où ma famille ressort. Mon frère fait partie des quatre jeunes hommes qui portent le cercueil et l'installent sur le meuble prêt à l'accueillir. Le pupitre à quelques mètres devant moi n'attend plus que le prêtre qui vient s'y tenir, avec cette mine qu'ont tous les hommes de Dieu.

   Une mine grave, solennelle, je dirais religieuse. Ajoutez à cela la mine d'une personne qui assiste à une levée de corps. Et vous pourrez peut-être vous représenter l'ecclésiaste, dans son accoutrement blanc à peine nuancé par le violet de son écharpe et le noir de ses mocassins.

   Je ne peux m'empêcher de me demander combien de fois il a dû faire ceci. Combien de fois il a dû officier un culte pour une personne décédée, combien de fois il a dû choisir l'Évangile, les versets, les chapitres qui serait en accord avec ce que la famille du défunt lui aurait rapporté sur la vie de ce dernier. Les textes qu'il lira aujourd'hui seront-ils en harmonie avec ce qu'avait été ma grand-mère ? Ou seront-ils fidèles à la conception que toute ma famille avait d'elle ? L'idée d'une vieille femme malade et fatiguée, trop difficile à vivre pour rester longtemps mariée, intuitive comme toutes les femmes et pour son époque, intelligente comme peu de femmes.

  Les versets que le prêtre choisira sauront-ils honorer la femme qui n'avait pas supporté l'infidélité de son époux, et qui, rien que pour cela avait quitté la concession familiale. La femme qui avait élevé loin de son foyer polygamique et problématique ses huit enfants, avant de les y ramener une fois plus grands. La femme qui avait affronté la honte que pouvait représenter une séparation en retournant auprès des siens.

Le Masque Ensanglanté Où les histoires vivent. Découvrez maintenant