CHAPITRE XXII : BONJOUR DOUALA, AUREVOIR KANZA

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  Lorsque je mets le pied hors du car cette fois, je ne me sens plus déboussolée. Je n'ai plus l'impression de ne pas me sentir à ma place. Cette sensation d'être égarée m'a complètement quitté. Je pose le pied à terre et je sais exactement où je suis. Je me sens chez moi, peut-être parce que je suis à Douala ? Et que même si ce n'est pas ville d'origine, j'y suis connectée.

  J'ai grandi ici, fait mes études dans un lycée du centre-ville. Et lorsque je m'éloigne de l'agence de voyage, une valise dans chacune de mes mains, je vois de l'autre côté de la route, des élèves rentrer en bande sur le trottoir. Les filles avec leurs nattes serrées, leurs jupes bleu marine longues jusqu'aux chevilles, leurs longs chemisiers bleu ciel, suffisamment amples pour ne pas laisser entrevoir leurs atouts de puberté. Les garçons avec leurs pantalons trop serrés et leurs chemisiers trop courts, leurs crânes rasés et leurs regards de vautours.

   Je les regarde longtemps en pensant que parmi ces lycéens inoffensifs, se cachent parfois des ennemis de l'enseignant. En à peine quelques années, les cas de violence en milieu scolaire perpétrée par des apprenants, est parvenue à transformer la relation enseignant-élève. Je dirais l'enveminer un peu plus. On se comporte comme si ce sont les élèves qui ont introduit la violence à l'école, alors que tout le monde sait qu'ils l'y ont trouvé, subi longtemps et qu'aujourd'hui, ils en usent à leur façon. La roue a tourné.

   Les adolescents rigolent, se taquinent, font du bruit. Mais on les entend à peine puisque les voitures défilent sur le trottoir sans arrêt. Je rive mon regard vers l'avant en tentant d'apercevoir au loin la maison de mon enfance. De chaque côté de la route, il y a bien-sûr des maisons, des magasins, de petits restaurants, mais la résidence Zebaze me semblera toujours unique en son genre. Si je décide de suivre des yeux une voiture, je peux la voir se confondre à toutes les autres à l'horizon, sur la colline où montent et descendent d'autres véhicules à une cadence ininterrompue. Je parviens finalement à la barrière marrone et j'ai un seul mot en tête : Retrouvailles. Douala signifie surtout cela pour moi.

  Ma main se pose sur le poignet du portail que je sais ouvert, puisqu'il n'est encore que quatorze heures. Je repense à la joie qui m'emplissait quelques mois auparavant lorsque j'avais atterri dans cette ville aux côtés de Kanza. Nos mains entrelacées tandis que nous avancions vers nos familles qui nous attendaient à l'extérieur de l'aéroport. L'admiration dans les yeux de ma mère, la fierté de mon père, le sourire de mon frère, le regard de l'homme que j'aimais, que j'ai sans doute aimé à un moment ou un autre.

  Le papa de Kanza nous avait portés son fils et moi dans son pick-up noir, où jouaient uniquement des chansons d'Ekambi Brillant. Nous avions essayé de chanter avec lui le titre Aboki et le résultat était désastreux, mais tellement amusant. Il avait garé devant la maison de mes parents et nous avions passé le reste de la soirée, attablés autour du Taro-sauce jaune, toujours suivi de son ami le vin rouge.

Au moment où il rentrait avec son père, Kanza m'avait murmuré qu'il sentait que quelque chose venait de se sceller entre nous deux, qu'il adorait ma famille et que je ressemblais tant à ma mère. Aujourd'hui, je repense à cette dernière phrase et j'ai des frissons qui me parcourent le corps.

   Les révélations de Mahsa autour du feu cette nuit-là ont achevé l'image que je me faisais de ma génitrice. Je ne savais plus si je devais continuer à écouter en silence ou tenter de la défendre. J'ai senti que ce qui faisait de moi celle que j'étais, se brisait lentement au fur et à mesure que Mahsa parlait. J'ai toujours cru que je suivais une démarche philosophique, et je suis une farouche partisane de la remise en question. Souvent, je souhaitais rencontrer quelqu'un capable de me bousculer, de mettre en doute mes convictions, comme Kanza n'aurait jamais pu le faire. Avec Mahsa, c'était exactement ce qui était arrivé, et j'avais détesté cette sensation. Il n'était pas seulement question d'idéaux, il était question des grands repères de ma vie. Alors, j'avais fui. Et quand on y repense, ça me ressemble bien de fuir.

Le Masque Ensanglanté Où les histoires vivent. Découvrez maintenant