REFRAIN : TEL UN ASTRE DÉCHU

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   «Tu ne laisseras point vivre la magicienne»
  
Exode 22:18

   Je vois de nouveau la lune. J'étais pourtant convaincue de ne plus jamais la revoir. Convaincue qu'en rouvrant les yeux cette fois, je pourrais admirer un autre paysage. Un ciel immensément bleu, un jardin d'herbes fraîches et de fleurs aux couleurs pastels, mes ancêtres et des défunts de ma famille m'entourant de ce sourire de tranquillité qu'ont les gens au paradis.

  Je me réjouissais surtout à l'idée de savoir que toute la douleur que je recommence maintenant à sentir aurait disparu, que toutes ces sensations qui font de nous quelqu'un de vivant m'auraient quitté. J'ouvre les yeux et je suis encore clouée ici, plus proche de la mort que de la vie.

   Les grillons se sont tus auprès de moi. Mais il fait très froid. Cette nuit plus que jamais, j'ai froid. C'est peut-être la peur qui me glace le sang, me fige les articulations, me compresse le cœur et les poumons. Ou est-ce la solitude qui m'oblige à fléchir mes jambes pour les rapprocher de mon torse, non sans une atroce douleur.

   Je ressemble à un vase brisé, dont les morceaux se sont dispersés, comme mon sang qui a mouillé la terre et les herbes aux alentours. Je voudrais faire quelque chose qui je le sais, me fera beaucoup de mal. Il me faut évaluer les dégâts. Je réunis mon énergie, ce qu'il me reste de mon repas de l'après-midi, car je n'ai pas mangé cette nuit, pour bouger un de mes bras.

   Ça met du temps mais j'y arrive. Je peux ensuite bouger le second bras, lever les deux quelques secondes avant qu'ils ne me retombent sur le ventre. Je n'attends plus Mona. Je ne sais même plus si elle reviendra. Je ne sais pas non plus si je serais encore vivante demain pour raconter cette histoire. Mais je veux me battre jusqu'à la dernière seconde, sans plus attendre personne.

   Je tâte mon corps pour constater les égratignures, les blessures, les coupures, les enflures. Finalement, je glisse honteusement mes doigts sous ma robe, qui ne doit certainement plus être blanche. Je saigne de toute l'entrejambe.

   Je devrais être heureuse, un peu chamboulée certes, mais heureuse, comme toutes celles qui vivent cet instant. L'instant où leur statut change, l'instant où elles deviennent des femmes. Je ressens beaucoup de choses ce soir, mais rien d'elles ne s'apparente à de la joie. Ma respiration se resserre et ma vision se brouille. Des larmes arrivent, en même temps qu'un autre flot de sang menstruel.

   Je ferme les yeux pour laisser glisser les larmes. C'est la première fois que cela m'arrive depuis que je suis ici. Pourtant, lorsqu'elles m'ont battu, insulté, maudite et presque tué, pas une seule de mes larmes n'a coulé. Alors qu'elles citaient nom après nom les femmes de mon ascendance, rappelant leur sombre profession, je me sentais comme déconnectée de ce monde. Lorsqu'elles ont crié le nom de ma mère, l'ont traité de sorcière et ont rappelé son unique et terrible forfait, c'était comme si je n'entendais rien.

   J'ai appris à faire cela, à quitter mon corps, à me distancer de ce qu'on pourrait lui faire subir. J'en suis parvenue à isoler la douleur physique, tout comme j'isole les «blagues qui ne font pas rire» des enfants autour du puits, les murmures des femmes à mon passage dans les rues.

  Dès qu'elles m'ont coincé ici dans le taillis, j'ai activé ce même processus. Je sentais que j'en aurais besoin cette fois-ci plus que jamais. C'était facile au début de ne pas réagir, de me protéger le visage. Je ne tentais pas de barrer les coups de bâtons, de pilons, les feuilles humides aux senteurs agressives avec lesquelles elles me frottaient la peau. Je ne toussais même pas, parce que c'était comme si je ne ressentais rien. On aurait dit que ce n'était pas à moi qu'elles s'attaquaient.

   Mais à présent, l'adrénaline, si c'est bien cela qui m'a permis de tout endurer jusqu'ici, a disparu. Et j'ai toute cette douleur qui me tombe dessus. Tout ce poids qui m'écrase, m'immobilise. Mes yeux se referment encore. Cette fois, pour de longues secondes durant lesquelles je ne sais pas exactement si je vis, si je dors, ou si je suis tout simplement morte.

   Je reste comme cela pendant un certain temps. Et à mon réveil, je suis mue d'une force inexpliquée. C'est peut-être cela la dernière énergie. Je roule sur moi-même pour me retrouver maintenant couchée sur le ventre. Ce n'est que dans cette position que je peux me relever, me déplacer.

   Un coude après l'autre, j'avance sur l'herbe qui picote. Son odeur n'irrite plus mes narines. Et même le sang que je traîne ne m'empêche pas de continuer. Plus rien ne peut m'arrêter. Et avant que mon corps ne soit trouvé ici, les gens doivent savoir que j'aurais tout fait pour survivre.

Le Masque Ensanglanté Où les histoires vivent. Découvrez maintenant