Chapitre 20

12 2 0
                                    

Anaé


Yvelta disait vrai. Son retour à la Capitale des Astres a suscité de nombreux commentaires et les discussions n'ont cessé de tourner autour de la raison de sa présence, et de son malheureux passé.

Sans grande surprise, toutefois, les ragots colportés par les nobles dames lors de la dernière garden-party organisée par la reine ont laissé sur ma langue une couche de cendre plus épaisse à mesure que la condescendance imprégnait leur ton. Peut-être les aurais-je arrêtées, si l'impudence d'Yvelta ne s'était pas imposée à moi. L'ambassadrice m'apparaît plutôt être le genre de femme à laisser les commérages la survoler. Alors, je les ai laissé commérer jusqu'à ce qu'un sujet plus alléchant n'ait été mis sur le tapis.

Heureusement pour moi – et surtout pour elles –, mes journées étaient remplies et mes activités occupaient mon esprit du matin au soir. J'enchaînais les leçons de danse toute la matinée et les cours d'étiquette l'après-midi, puis m'effondrais de fatigue dans mon lit chaque nuit. La bonne nouvelle, c'est que je n'ai plus aucune difficulté à dormir malgré les nombreuses raisons que j'ai d'être insomniaque.

Le grand bal a lieu ce soir et le château entier est en effervescence depuis deux jours. Les domestiques traversent le château de long en large. Personne n'a accès à la salle de réception hormis la reine et les personnes chargées de décorer et d'installer les éléments nécessaires à son organisation.

Un sentiment d'excitation me prend quand je m'imagine la pièce intégralement décorée. J'ai hâte de porter la sublime robe cousue par le couturier royal et d'en finir avec cette première danse si importante aux yeux de tous ayant pour unique but de me présenter à la cour en tant que future épouse du prince héritier.

Un peu théâtral comme manière de procéder, mais les soirées opulentes et les discours grandiloquents constituent bien le sel de la royauté. Je ne pourrais pas y échapper. Ni maintenant, ni après.

Nombreux sont les courtisans qui séjournent à la Capitale des Astres en vue du bal, et qui dit nouveaux venus des quatre coins des trois royaumes, dit couloirs infestés de rumeurs en tous genres. Des spéculations sur les couples qui se formeront à l'issue de la soirée aux prévisions des bijoux portés par la reine, en passant par la présence d'Eudora Ui Re Amerald à Asteria ; la totalité des sujets exploitables est analysée sous toutes les coutures.

Et je ne suis évidemment pas exemptée de nouveaux racontars croustillants.

Celui qui me fascine le plus concerne ce que les membres des trois cours considèrent comme une amitié naissante entre l'ancienne et la nouvelle fiancée du prince. Si l'assistance de la princesse ameraldienne à l'organisation des festivités n'a surpris personne, d'autres se questionnent sur la relation qu'Eudora et moi entretenons – si tant est qu'on puisse la nommer ainsi, puisque pour l'heure, nous n'avons échangé que très peu de paroles –, convaincus qu'elle et moi devrions passer notre temps à nous crêper le chignon pour un homme. Bien que l'idée de devoir me battre contre elle pour l'amour de Dastan me paraît totalement absurde, je dois bien admettre que je n'en espérais pas tant de sa part, et la savoir si aimable ne me rend plus aussi dubitative que le jour de notre rencontre.

Il est pourtant des ragots dont je n'ai aucun écho, chuchotés par des dames – sûrement étrangères à la cour astérienne – aux oreilles d'autres, des gloussements à mon intention cachés derrière des mains lisses et baguées et des lorgnades appuyées qui ébranlent mes certitudes. Certains n'ont visiblement pas décidé de m'épargner de leur venin.

Et c'est peut-être ce qui me pousse à fuir les jardins surchargés pour me réfugier dans ma chambre avant ce soir.

Le silence m'étouffe, épaisse bulle dans laquelle toutes mes interrogations quant à la soirée rebondissent contre les cloisons, me heurtent une, deux, trois fois avant de prendre racine dans mon esprit. Cette brume consistante qui m'entoure et brouille tous mes sens.

Sauf ma vue, lorsqu'une crinière de feu se profile dans le brouillard.

Dastan s'appuie nonchalamment contre le mur de ma chambre, ses bras puissants croisés sur son torse, révélés par les manches retroussées de sa chemise. Son regard croise le mien et il se décolle de la paroi pour venir m'accueillir. Je lui tends la main pour un baiser, mais au lieu de me l'offrir, ses doigts se referment sur les miens et il m'attire à lui.

— Qu'est-ce que tu fais là ?

— Je voulais te voir avant le bal. M'assurer que tu vas bien.

Nos visages sont si proches que son souffle caresse mes lèvres. Mon regard se dépose sur sa bouche. Il me suffirait de me hisser sur la pointe des pieds pour la capturer. Quelques centimètres seulement... Mais je me contente de la dévorer des yeux.

— Comment te sens-tu ?

J'abandonne sa bouche pour ses yeux.

— Aussi bien qu'on peut l'être avant d'être jeté dans la fosse aux lions.

Un sourire se dessine sur ses lèvres, et pourtant, ses sourcils se froncent. Sa main libre vient effleurer ma joue avec tendresse, puis il appuie son front contre le mien et m'emprisonne dans l'émeraude de son regard.

Il attrape ensuite mes poignets pour les faire passer derrière sa nuque, puis pose ses mains autour de ma taille. Ses pieds se mettent à bouger tout doucement, m'entraînant dans un mouvement délicat de bercement.

— Tu es au courant que nous sommes en plein milieu d'un couloir dans une aile bondée de courtisans prêts à répandre des potins ?

— Je m'assure seulement que tu saches encore comment on danse à deux.

— Je tiens à te rappeler que j'ai passé ces trois derniers jours à subir des cours de danse pour une coutume que tu as négligé de mentionner parmi tous les rituels de ton très cher pays. Mes pieds ne te remercient pas d'ailleurs.

Il part de ce rire aux sonorités réconfortantes, celles qui m'enveloppent comme dans un cocon.

— Sois indulgente avec moi. Ça ne faisait pas partie des premières choses qui me sont venu à l'esprit lorsque je t'ai demandé si tu voulais m'épouser.

Je fais la moue, les yeux relevés comme si je m'interrogeais.

— Si je ne m'abuse, tu ne m'as pas demandé si je voulais t'épouser. Tu m'as demandé de t'épouser.

— C'est vrai. Peut-être parce que je savais exactement ce que tu voulais, avoue-t-il sournoisement.

Je lui lance une chiquenaude sur l'épaule.

— Espèce de crétin prétentieux.

Il rit de nouveau.

J'aime tellement l'entendre rire. J'aime la façon dont ses yeux se plissent dans ces moments-là, la manière dont ses joues se creusent quand ses lèvres s'étirent. L'intensité du vert de ses iris quand mon sourire répond au sien.

— Mais j'admets que, sur ce point, tu avais raison.

— Je peux me tromper sur beaucoup de choses, Ana, mais en aucun cas sur mon amour pour toi.

— Je le sais.

Je le sais plus que tout.

La douce valse continue. Les secondes défilent, silencieuses, paisibles.

Le silence qui nous enrobe n'a rien de celui qui m'accablait l'instant d'avant. Il est aussi mélodieux que le son de sa respiration douce et calme, que la chanson qu'incarne mon cœur en savourant la caresse de ses mains et de son regard, en chérissant l'étreinte de ses bras et de son amour.

— Tout va bien se passer, murmure-t-il soudain. Tu peux le faire. Je crois en toi.

J'aimerais que ses convictions m'atteignent. Croire en moi comme lui croit en moi. Et peut-être ce soir y parviendrais-je.

— Et si, par un mauvais coup du sort, ce n'est pas le cas, je serai là, avec toi.

Je lui réponds par mon plus beau sourire, heureuse de le savoir – de l'avoir – à mes côtés.

— Je te retrouve en haut des marches, me promet-il.

Puis il m'embrasse le haut du crâne avant de rebrousser chemin.

Asteria : L'Héritage des AstresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant