Chapitre 34 - L'île de Mirévoyk

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Le brusque changement d'environnement déstabilisant suite au sort de téléportation demeurait le même mais, cette fois, personne ne s'écroula d'épuisement. La personne aurait certainement frôlé la mort avec quatre personnes à transporter.
La raison était simple : personne n'avait réalisé ce sortilège pour les amener à leur destination. Kaïn avait sorti un étrange artéfact du sac que Titus portait pour lui. Il s'agissait d'une demi-sphère pourvue d'une cavité gravée de symboles de magie archanique. En le voyant, Yennaël avait grogné qu'il constatait que la famille continuait à faire bon usage des enseignements de Mirévoyk.
Cette remarque avait suffi à Richa pour comprendre que l'objet était un réceptacle à sort, intuition confirmée par leur téléportation suite à l'activation de l'artéfact par Kaïn.
La jeune fille se demandait pourquoi Yennaël n'usait pas également de tels objets qui se révélaient certainement bien pratique mais le jeune homme n'avait pas réellement eu l'occasion de lui expliquer que, si il avait les capacités pour créer ces réceptacles, il n'avait pas le matériel adéquat pour ce faire, ayant fuit l'île à quinze ans sans rien emmener et n'allant pas trouver ce qui lui manquait dans une Enclave contrôlée par la Flamme Blanche. Sans compter que très peu d'Humcréas souhaitaient diffuser un savoir inventé par Mirévoyk par haine et peur.
De toute manière, la question ne se posa pas longtemps dans l'esprit de Richa car son attention fut entièrement happée par ce qu'elle découvrait autour d'elle.
Ils se tenaient sur la berge d'un fleuve qui s'écoulait paresseusement. Le franchir ne devait pas représenter une grande difficulté.
Sur la rive se dressait, sur une la hauteur d'une colline de plusieurs dizaines de mètres, ce qui ressemblait à une forteresse. Le bâtiment se composait d'un corps principal rectangulaire s'élevant sur quatre étages équipé d'un chemin de ronde sur lequel on apercevait les silhouettes de quelques gardes. Ce corps principal était flanqué d'une haute tour au toit en pointe recouvert de tuiles d'ardoise rondes.
Les fenêtres qui perçaient les parois étaient de hauts vitraux qui représentaient des paysages de l'île.
L'édifice était en pierre gris clair sur lesquelles étaient gravées de larges symboles archaniques.
La magie qui se dégageait de la forteresse était si intense que tout le corps de Richa en était hérissé.
Cette forteresse dominait une ville qui s'élevait de l'autre côté du fleuve. Les bâtiments étaient hauts et étroits avec des toits de chaume foncée qui descendaient presque jusqu'au sol sur les côtés, dans les mêmes pierres grises que la forteresse. Certains autres avaient des toits plats qui servaient de plateformes reliées entre elles par des passerelles de bois auxquelles étaient suspendus des lanternes.
Les rues tortueuses étaient pavées et serpentaient à travers toute la bourgade.
Des champs et des pâturages s'étendaient autour des habitations le long de la berge du fleuve. Des silhouettes obscures s'y affairaient pour produire les ressources nécessaires à la survie de la petite ville et des habitations de la forteresse. Ces travailleurs semblaient même s'échiner dans ces champs.
Une forêt composée d'arbres aux essences qui ne se fréquentaient normalement pas s'élevait à environ un kilomètre du bourg. Une autre forêt brumeuse se situait au nord-est de la forteresse non loin de la côte, qui paraissait rocheuse. Elle se prolongeait par une haute falaise qui continuait sur des kilomètres.
Une longue pointe s'étendait sur l'océan vers les côtes des Terres d'Eaux qu'on distinguait sur l'horizon.
Le nord de l'île semblait majoritairement composé de plaines arides qui se transformaient en une plage sur laquelle subsistaient les restes d'un port qui n'étaient clairement plus en activité depuis longtemps.
L'île semblait à la fois aride, tempérée, marécageuse, humide, rocheuse, boisée et fertile sans qu'elle ne fasse pourtant plus de quelques kilomètres carrés. Etrange.
Richa n'eut pas davantage le temps de s'interroger sur cette anomalie car leur groupe se mit en route.
Kaïn ouvrit la marche, Titus à sa suite avec le sac de son maître sur les épaules, alors que Yennaël et Richa se contentaient de leur emboîter le pas, n'ayant guère d'autre alternative. Bien que les deux jeunes gens étaient censés être des prisonniers – c'était l'unique terme qu'il y avait – ils n'étaient ligotés ni entravés d'aucune façon que ce soit. Kaïn et Titus les laissaient libres de leurs mouvements. Si Richa aurait pu juger cela stupide et souhaité en profiter pour tenter de s'échapper, elle comprenait surtout que cela signifiait que leurs geôliers n'avaient même pas besoin de quelconques liens pour les retenir et s'assurer de leur docilité.
Cette certitude suffisait à inquiéter profondément la jeune fille. L'attitude de Yennaël à ses côtés n'était également nullement pour la rassurer.
Le jeune homme s'efforçait de demeurer calme et stoïque, toujours faible à cause de la précédente utilisation de sa magie. Il marchait au même rythme que les autres malgré sa fatigue, aussi droit que possible, comme pour tenter de se montrer aussi assuré et déterminé que possible, mais il n'avait pas desserré les mâchoires une seule seconde, contractées à l'extrême sous son épiderme livide, et il ne parvenait pas à dissimuler les tremblements nerveux qui agitaient ses doigts.
Il n'était pas aussi paniqué ou aussi désespéré que dans la salle de la torture de la Flamme Blanche et il ne s'agissait pas du même sentiment d'impuissance qui étincelait dans son regard, pourtant, l'angoisse qui se dégageait de lui était encore plus inquiétante.
Elle était si intense qu'elle nouait la gorge de Richa, lui enserrait les tripes et lui alourdissait le ventre en lui donnant la sensation que le danger se tapissait partout autour d'eux.
Le voir dans cet état lui confirmait qu'elle avait fait le bon choix en décidant de l'accompagner, même si elle n'en retirerait absolument rien.
A la suite de Kaïn et Titus, ils se dirigèrent vers la forteresse qui projetait son ombre sur la cité en contrebas. Ils s'engagèrent sur un chemin pavé qui conduisait à l'édifice sur le flanc de la colline.
Se faisant, ils croisèrent quelques groupes de personnes, certainement des habitants de la ville ou des domestiques officiant à la forteresse. Malgré leurs différences, Richa leur trouva à tous le même visage, certainement à cause de leurs expressions et leurs attitudes toutes semblables. Ils gardaient tous le dos légèrement vouté, comme si ils ployaient sous un poids invisible qui les écrasait.
Leur regard paraissait hanté par la peur mais également lassé et fatigué, un regard qui parlait de l'usure causée par la vie qu'ils menaient. Cette usure était également responsable de leurs visages prématurément vieillis aux traits tirés et aux joues creusées.
Certains mauvais traitements ne devaient pas non plus y être étrangers, tout comme pour leurs vêtements usés et rapiécés et leurs membres maigres. Ils ressemblaient presque à des revenants hantant l'endroit.
Lorsqu'ils les croisèrent, ils s'écartèrent précipitamment de la route pour leur céder le passage et ils s'inclinèrent jusqu'au sol, les yeux baissés au maximum, comme si ils ne voulaient surtout pas risquer de les poser sur leur groupe de quatre.
Kaïn ralentit sa marche, comme pour prolonger son passage parmi ces ombres effrayées en promenant un regard sur ces dernières, s'assurant de leur respect.
Yennaël serra les poings. Si il n'avait pas été aussi épuisé, il aurait certainement frappé son frère.
Sur le passage du jeune homme roux, les travailleurs fantomatiques osèrent lever des yeux sur lui et échangèrent quelques commentaires dans des murmures, apparemment stupéfaits. Se retournant vivement, Kaïn les fit immédiatement taire de ce simple mouvement.
Ne s'attardant pas davantage sur la route, ils poursuivirent leur route alors que le groupe de travailleurs demeurait au sol encore plusieurs secondes après qu'ils l'aient dépassé.
La pente de la colline était moins douce que ce qu'il avait semblé à Richa et Yennaël chancela en s'y engageant. La jeune fille se pressa de le rattraper en l'aidant à conserver son équilibre. Devant eux, Kaïn lâcha un rire méprisant dans un sourire. Il paraissait se réjouir et se gausser de l'état de son ainé.
Richa se serait fait un plaisir de lui faire ravaler cette expression mais elle soutenait Yennaël, ce qui limitait grandement ses actions, et elle savait que tenter de s'en prendre à Kaïn sans connaître toute l'étendue de ses capacités aurait été dangereux. Pour une fois, elle réfléchissait avant d'agir.
Sans compter qu'ils atteignirent la porte de la forteresse, ce qui lui en ôta l'occasion.
Les gardes postés sur le chemin de ronde au-dessus d'eux se penchèrent par-dessus le rempart pour voir de quoi il s'agissait. L'agitation s'empara du lieu lorsqu'ils reconnurent les deux fils des maîtres des lieux.
Certains des gardes allèrent pour actionner le mécanisme qui ouvrait la lourde double-porte en bois mais Kaïn les en empêcha d'un geste de la main.
Entrecroisant les doigts, il actionna le système de chaines et de roues de lui-même grâce à un sort en une démonstration de sa magie.
Certainement cherchait-il ainsi à prouver sa puissance pour dissuader ses prisonniers de tenter de s'échapper ou bien pour montrer à Yennaël qu'il n'était peut-être plus le plus fort de la fratrie. Richa percevait le complexe d'infériorité.
Les battants s'immobilisèrent et ils franchirent la porte qui donnait sur un large passage aménagé dans la paroi de la forteresse. Après les quelques mètres que cela représentait, ils débouchèrent dans une cour qui évoquait un cloître de monastère à Richa, avec sa galerie à colonnades en faisant le tour, sa forme rectangulaire et le jardin qui y trônait. Il était surtout composé par des buissons agencés en haies qui formaient comme une ébauche de labyrinthe aux angles desquels se trouvaient des bancs, des statues ou des arbustes. Un bassin plus ou moins circulaire délimité par de larges pierres plates et obscures où nageaient quelques poissons à la voilure orange et aux écailles marquées de trainées dorées, en marquait le centre.
Pour accéder à l'intérieur de la forteresse, le choix se faisait entre trois portes principales et une bien plus modeste qui livrait le passage sur une volée de marches, certainement le chemin réservé aux domestiques.
Traversant le jardin en entrainant les trois autres à sa suite, Kaïn se dirigea droit vers la porte située à l'opposée de l'entrée.
Ils entrèrent dans un hall occupé par des escaliers doubles qui descendaient en formant de larges demi-cercles sur la gauche et la droite, qui occupaient la presque totalité de la pièce. Un tapis tellement épais qu'il étouffait leurs pas recouvrait partiellement le sol et une porte s'ouvrait entre les deux escaliers.
Kaïn emprunta celui de droite, les trois autres à sa suite, mais les deux conduisaient au même endroit, le palier d'une large arche.
De l'autre côté se trouvait une longue pièce dont le mur face à l'ouverture était régulièrement percé par de hauts vitraux, ceux visibles depuis l'extérieur. Une table de bois sombre, suffisamment longue pour aligner six chaises aux hauts dossiers capitonnés de velours blanc sur ses côtés, treize chaises en tout, en comptant la dernière qui trônait au bout, à la place du maître.
La seconde partie de la pièce, qui semblait être ameublée comme un espace salon, avec un divan profond, recouvert du fond, deux fauteuils se faisant face, l'un assorti au divan et l'autre en cuir, et une table basse laquée placée entre les trois. Un service à thé y était posé et deux tasses fumaient doucement.
Les éléments de vaisselle en argent semblait être l'œuvre du même métayer que les trois chandeliers trônant sur la table à intervalles réguliers.
Le fauteuil en cuir était occupé et une autre personne se tenait debout juste à côté.
La première, celle assise, était une femme. D'une quarantaine d'années, son âge exact était rendu difficile à déterminer à cause de son visage impassible. Son visage ovale n'était pas sans rappeler celui de Kaïn, avec son nez fin, ses yeux étroits bleu-gris ourlés de longs cils, ses pommettes trop marquées et ses taches de rousseur. Elle avait une petite bouche aux lèvres légèrement rempli mais le plus impressionnant chez elle était ses épaisses boucles auburn qui descendaient jusqu'à ses hanches, habillant son corps fin.
Elle portait une robe rouge sans manche au col montant fermée par des boutons sur toute sa longueur et des pendants en or étaient accrochés à ses lobes d'oreilles.
L'homme qui se tenait à ses côtés devait bien avoir dix ans de plus qu'elle et sa chevelure, qui retombait souplement sur ses épaules, était déjà totalement blanche, contrastant avec le brun presque noir de ses yeux.
Son visage aux traits forts et prononcés n'étaient pas dénués d'une certaine noblesse mais la noblesse d'une statue de glace.
Cette impression était renforcée par la redingote bleu glace qu'il portait avec un pantalon noir à fines rayures grises. Son indexe gauche arborait une imposante chevalière en argent frappée à ce qui était probablement les armoiries de la famille.
Richa les détailla, leur trouvant des ressemblances avec Kaïn, surtout avec la femme, mais guère avec Yennaël, mais son regard fut rapidement happé par un autre élément de la pièce.
En entrant, elle ne l'avait pas remarqué car il se trouvait sur le mur de droite mais, en se tournant pour faire face aux deux autres, elle venait de le découvrir.
Il s'agissait d'un immense portrait. Il n'était pas à taille réelle mais encore plus grand, enfermé dans un cadre d'ébène décoré de dorures. La toile représentait un homme en s'arrêtant à son bassin. Le modèle se tenait de trois quarts et semblait fixer un point invisible hors du tableau sur un fond obscure et brumeux.
Ce n'était cependant pas sur le décor ou la pose de l'homme représenté que Richa se concentra et ce n'était pas non plus ces éléments qui lui faisaient écarquiller les yeux.
Ce qui la faisait autant réagir était le visage face à elle sur le portrait car elle le connaissait plus que parfaitement.
C'était celui de Yennaël.
Un Yennaël quelque peu différent de celui qui se tenait à ses côtés, qu'elle accompagnait, qu'elle avait choisi de suivre et qu'elle aimait. Pour commencer, le sentiment que dégageait le personnage sur le portrait était très différent de celui qui émanait habituellement de l'attitude du jeune homme. Il y avait également la chevelure flamboyante de l'homme sur la peinture légèrement soulevée par le vent, était bien plus longue que celle qu'arborait Yennaël, la tenue peinte était bien plus luxueuse que celles avec lesquelles elle avait coutume de voir Yennaël. L'homme du portrait portait une tunique de cuir noir souple sous un pourpoint rouge aux manches courtes fermé par des sangles brunes.
D'abord, Richa pensa qu'il n'y avait rien d'anormal à trouver un portrait de Yennaël puisque, malgré le refus de son héritage, il s'agissait de la demeure ancestrale de sa famille et il y avait grandi mais elle changea bien vite d'avis.
Pour commencer, d'après ce que Yennaël lui avait raconté, il avait fuit à quinze ans. Il n'y avait donc aucune chance pour qu'un tableau le représentant adulte avec autant de précision ait été peint. Ensuite, pourquoi la famille exposerait-elle un portrait aussi imposant, dans ce qui paraissait être une salle d'apparat, de leur fils qui avait rejeté les valeurs de la lignée ?
Quelque chose semblait anormal à Richa avec cette toile.
La lumière se fit soudainement dans l'esprit de la jeune fille. Il s'agissait certainement de Mirévoyk, l'ancêtre à qui Yennaël ressemblait tant. Face à cette peinture, elle comprenait mieux qu'on puisse les confondre. Il lui ressemblait même plus qu'à ses parents proches et directs. Encore un fait étrange sur cette île.
La concentration de Richa dévia lorsque la femme se leva du fauteuil pour s'avancer vers leur groupe.
Kaïn s'inclina légèrement en la saluant :

Le Souffle de Kaëv'ah - Tome 4 : L'Héritage du Sang [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant