Chapitre 30 - Val

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Assise sur mon lit, je gratte mon crayon contre ma feuille, musique dans les oreilles. Sous mes doigts, au rythme de The Curse, un dragon bleu est en train de prendre son envol. 

Il pleut depuis une bonne heure, au moins depuis que nous sommes rentrés du lycée. Mes devoirs m'attendent, posés sur mon bureau, mais l'ambiance m'a conduite à dessiner au lieu de les faire. Ils peuvent attendre ; de toute façon, je n'ai qu'un commentaire littéraire à écrire, ça va vite et c'est facile. 

Seulement, au bout d'une heure à esquisser sans relâche, mon esprit fatigue, et je n'entends plus que vaguement les violons de ma musique. On a beau dire, dessiner fatigue plus qu'on ne pourrait le croire. Pour me détendre, je pose mon carnet à croquis et m'allonge complètement dans mes draps. L'odeur de terre mouillée, le bruit de la pluie contre mes vitres, la sensation de ma couverture propre me poussent peu à peu dans le monde des rêves. 

Je me tiens installée sur le bord de la piscine, les pieds dans l'eau. Je regrette de ne pouvoir y plonger pour soulager la chaleur qui refuse de me lâcher. L'entierté de ma tête baigne dans une douleur diffuse. Lorsque ma main se lève pour écarter une mèche de cheveux de mon front, elle rencontre l'épais bandage qui m'empêche d'atteindre mon oreille gauche.

Je bouge mes pieds dans la piscine, observant les ondulations. J'ai beau les voir, les sentir, je ne peux qu'à peine les entendre. Depuis une bonne semaine, je ne perçois plus que les sons les plus forts. Et encore, ceux ci me font atrocement mal à la tête, de même que les vertiges. Hier, j'ai entendu le docteur dire à mon père que ça passerait, que je pourrais tout entendre comme avant du côté droit sous un mois. Mais cette bonne nouvelle n'efface pas l'autre. 

Je n'entendrai plus jamais rien du côté gauche.

Je frotte de toutes mes forces mon bandage. Une goutte de sang rubis traverse le pansement et éclôt dans l'eau bleue. Je serre les dents. J'ai mal à l'oreille, mais j'ai surtout mal à l'idée qu'un morceau de mon corps est désormais inutile. On m'a privée d'une partie de moi.

Un mouvement attire mon attention. Je lève la tête, rencontre le regard curieux de mon frère aîné. Ce dernier est accroupi prêt de moi, et bien sûr il a choisit le côté gauche. Ses cheveux bruns, de la même nuance que celle de notre mère, lui retombent devant ses yeux marrons. Lui, moi, Clara, Noa et Anna ne nous ressemblont absolument pas entre nous, alors que nous venons tous de la même famille, de la même mère. Je suis la seule à avoir des cheveux roux, même si mes yeux bleus-gris rappellent facilement ceux gris perle de notre père. 

Jehan, lui, est un portrait craché de Julía. D'ailleurs, le geste qu'il fait, la main sur mon épaule, est exactement celui que fait maman lorsqu'elle souhaite nous rassurer. Si ça venait d'elle, je ne l'aurais pas accepté. Mais Jehan a la même tranche d'âge que moi, alors il ne compte pas parmi les adultes, il peut me toucher. 

— Ça va, Cía? 

Je lui souris. Je n'aime pas ce surnom, mais maintenant que Noa existe et que je l'appelle Nounouille je comprends cette nécessité d'aîné d'appeler ses cadets par des surnoms agaçants. 

— Oui. Ça va. 

Je ne vois pas ce que je peux ajouter. J'aimerai qu'on puisse reprendre notre jeu là où il s'était arrêté la dernière fois, mais maman nous a catégoriquement interdit de retourner sur le muret. Et puis, je ne le souhaite pas non plus. Il me suffit de m'en approcher pour avoir de nouveau l'impression de tomber. 

— Ça fait mal. Non? ( Il touche délicatement mon bandage, sans se soucier de ma grimaçe de douleur. ) Qu'est ce que ça fait de perdre la moitié de l'usage d'un sens? 

Éducation mortelleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant