Chapitre 5 - Val

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En attendant que nos parents viennent nous récupérer, pour ceux qui le peuvent, et que les bus arrivent pour les autres, notre professeur principal, Perez, nous garde dans sa salle comme en cellule. Ma claustrophobie m'enserre la cage thoracique, les souvenirs me ligaturent sur ma chaise. 

Son regard gris se promène sur l'assemblée d'élèves statufiés comme s'il cherchait à inquisiter leurs âmes. Ses yeux s'attardent un moment sur moi, puis passent à Jenny, qui, assise à côté de moi, lui renvoie une mine défiante. Je n'aime pas beaucoup sa façon étrange de nous regarder, qui me fait trop penser à un lion se pourléchant avant d'engloutir sa proie. Si nous n'étions que tous les deux, je le lui reprocherai sans tarder.

La classe entière est pétrifiée, choquée par les évènements. Même les garçons, habituellement bruyants, même les trois populaires, qui ne s'arrêtent jamais de bavarder, ne disent rien, ne font rien. Tant de violence si proche de nous a de quoi anéantir, sans mauvais jeux de mots. Seule Jenny ne semble pas plus affectée que ça, mais je la connais : elle est tellement concentrée sur son désir de trouver l'assassin que le côté humain de la situation lui échappe complètement. Perez également a l'air relativement indifférent à la nouvelle, mais de même, je sais qu'intérieurement il bouillonne de questions, tout comme moi. 

Enfin, pour l'instant, il bouillonne surtout de colère envers les élèves, qui se mettent à discuter sans filtre. Nicky, une de ses élèves préférées, essaye d'empêcher ses amies de paniquer. Jenny pose sa main sur le bras d'une de nos amis, qui est au bord des larmes. Nous prenons tous lentement conscience que la mort existe bel et bien, qu'elle n'est pas qu'une histoire qu'on nous raconte pour nous faire peur. Je le savais déjà, depuis des mois, lorsque ma mère a décidé que sa vie ne valait rien et qu'elle ne voulait plus la vivre. 

Mais je comprends que pour des personnes qui n'ont encore jamais rencontré l'horreur du monde des adultes cette situation puisse être terrifiante. 

De nouveau, le regard du prof se pose sur moi. Dans ses pupilles de fer je lis une question muette : "Tout va bien?". Je hoche lentement la tête, de manière à ce qu'il soit le seul à le percevoir. Ayant enfin sa réponse, il se détourne, mais à ce moment là, le volume sonore augmente encore. Ses yeux virent au gris fonçé, presque noir, et il hurle:

— Silence! Tout le monde!

Sa voix, profonde et puissante, semble parfois rapée au couteau, sans doute la conséquence d'une consommation excessive de nicotine. Mon ouïe déficiente - je suis sourde de l'oreille gauche - a parfois du mal à l'entendre, sauf dans ces cas là, lorsqu'il crie de toutes ses forces. Je grimace. Jenny lâche notre amie pour se tourner vers moi. Je lui fais signe de se taire rapidement, car nous savons toutes deux ce qu'il risque d'advenir si les autres ne la ferment pas immédiatement. 

Bien évidemment, les gens de mon âge sont trop surexcités pour prêter attention à quelqu'un extérieur à leur cercle de discussion. Alors Perez se saisit de sa règle et frappe la table. Le son métallique explose dans mes tympans et je me plaque les mains sur les oreilles avec un petit cri ridicule. 

Au moins, la classe est silencieuse. Plus personne ne parle ; on pourrait entendre une mouche voler. Avec un frisson, je repense à celle qui se repassait de la chair de la fille morte. 

La fille morte. Je me demande qui était-elle. Maintenant elle n'aura plus d'autre nom que celui là. Dans l'imaginaire collectif, elle sera à jamais "la fille morte". C'est triste. 

Je n'ai pas le loisir de me perdre dans mes réflexions. Perez reprend la parole, cette fois d'un ton passablement agacé mais pas furieux comme il aurait dû l'être. Il a l'air simplement ennuyé de ne pas pouvoir faire son cours normalement. C'est à se demander si il a des sentiments. Enfin, moi, je sais ce qu'il en est, mais ce n'est pas le cas de tout le monde. 

— Bien, fait notre prof de physique en s'asseyant à moitié sur sa table. Je comprends que vous soyez tous perturbés, mais s'il vous plaît, ne rajoutez pas de drame là dessus. Je suis sûr que ce n'est qu'un accident, que cette fille a trébuché et que sa tête a explosé sur une marche. 

J'échange un regard entendu avec Jenny. C'est exactement ce que dirait le coupable, dans un roman policier. Perez fait le parfait meurtrier. 

Un peu trop parfait. Je ne veux pas le voir partir en prison pour des suppositions de gamines.

La main de ma meilleure amie s'ouvre sous la table, révélant le bracelet qu'elle a dérobé aux enquêteurs. Notre seul indice. Son image chatouille ma mémoire ; je suis sûre de l'avoir déjà vu quelque part ailleurs, mais où? Son poing se ferme mécaniquement, s'ouvre à nouveau. Je mets un certain temps à décrypter le message en langue des signes, notre moyen de communication. 

Toi venir maison moi enquête bracelet? 

Mon sourire habituel s'étend sur mes lèvres. Je me remémore ma mère, ses mains qui m'apprennent à parler. Ma pratique est rudimentaire, limitée aux signes basiques, mais entre Jenny et moi les mots ne sont que des suppléments. Alors je déploie mes doigts crispés par l'angoisse - mon bras n'a pas cessé de trembler depuis tout-à-l'heure - et commence à signer: 

Oui. Tes parents ramènent maison toi ou mon père ramène nous maison moi?

Bonne question. Maison toi? Préférerais. Mon père présent maison moi. 

Je demande à beau-père après cours. 

Je remarque que le prof nous observe et cesse mes gesticulations. Jenny cache rapidement le bracelet dans son sac. Si nous nous faisons prendre en possession d'une preuve, nous serons immédiatement arrêtées pour fraude à la justice.  

Peu à peu, les parents viennent chercher leurs enfants. Les bus arrivent, jusqu'à ce que Jenny recoive un texto de son père et de sa mère disant que ni l'un ni l'autre ne peuvent aller nous chercher. Elle soupire et fixe agressivement le nom de son père qui s'affiche sur son téléphone. Je pose une main rassurante sur son épaule et et lui confirme que je vais demander à mon beau- père, normalement libre aujourd'hui. 

Perez, pressé de repartir chez lui, comme toujours, ferme déjà la porte de sa salle. Il regarde Nicky partir avec une drôle de lueur dans ses yeux, avant de se retourner vers nous en poussant un soupir désabusé. 

— Personne ne peut venir pour vous, les filles?

Jenny secoue la tête avec répugnance. Elle n'aime pas Perez, n'aime pas son comportement, sa façon de nous regarder, ses blagues à la limite du sexisme. De son côté, il me donne souvent l'impression de mépriser mon amie, pour une raison que je n'ai jamais réussie à élucider. 

— Le beau-père de Val va venir. On va l'appeler. 

Comme preuve, elle brandit son téléphone, déjà sur le numéro. À vrai dire, je n'ai pas envie de le déranger, il travaille et je ne le connais pas bien, même si nous nous entendons comme larrons en foire ; ce n'est pas vraiment mon beau-père, juste le père de mes demi-frères et soeurs adoptifs. Mais bon, il n'y a pas d'autre choix. 

Enfin si, mais Jenny ne l'aimerait pas. 

Perez laisse ses lèvres esquisser un sourire, parodie étrange du mien. 

— Pas la peine. Je vous raccompagne. Venez. 

Jenny me fixe, paniquée. Elle n'aime pas se trouver seule avec lui, alors monter dans sa voiture...

Le choix m'appartient. De toute façon, nous allons au même endroit, alors autant en profiter. 

— C'est d'accord, je décide. Merci. 

Et nous suivons un potentiel tueur, qui s'est déjà avéré particulier et qui a peut être assassiné une fille de notre âge. 

Franchement, si nous étions dans un film d'horreur, nous serions les premières à périr. 

                                                         ° _°  :)

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