Chapitre 6 - Jenny

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Le paysage défile derrière les vitres de la voiture.  

Le menton appuyé sur la main, je colle ma tête contre la portière. Les derniers évènements se bousculent derrière mes paupières mi-closes. 

Un meurtre s'est produit. Dans notre lycée. J'hésite encore pour décider si c'est absolument excitant ou tout simplement terrifiant. Un peu des deux, je suppose.

Devant moi, à la place passager du véhicule, Valencía se tient recroquevillée sur le siège, probablement encore sous le choc des évènements. Je la connais, elle aime faire sa dangereuse, mais au fond, c'est quelqu'un d'humaniste, même l'empathie lui fait parfois - souvent - défaut. Et puis, tout ce sang et cette violence a dû faire remonter à la surface les souvenirs du suicide de sa mère, il y a quelques mois. 

Je m'agite légèrement. Le conducteur, qui n'est autre que notre cher professeur de physique, brise la lourdeur du trajet en me demandant, de son ton habituel - c'est à dire légèrement goguenard:

— Alors mademoiselle Mikkaelson? Tu veux que je te dépose chez toi?

Je fronce les sourcils. Je n'aime pas du tout la façon dont il s'adresse aux autres, comme si il leur est supérieur. Cela m'irrite profondément. Je me place dans l'angle du rétro-viseur et signe discrètement à l'encontre de Val. Réponds, s'il-te-plaît. Elle répond bien moins discrètement d'un hochement de tête - la discrétion n'est pas le fort de Val. 

— Si ça ne vous dérange pas. Et on est plus censé dire mademoiselle. 

Les lèvres de la rousse dessinent son sourire habituel, mais il est crispé, je peux le voir de là où je suis. En cours, elle refuse toujours de montrer ne serait-ce qu'un semblant d'affection envers lui, alors la plupart des gens s'imaginent qu'elle ne l'aime pas. De mon côté, je pense plutôt qu'elle ne veut pas qu'il fasse du favoritisme. Ou alors elle essaie de coller à l'image d'adolescente rebelle qu'on attend d'elle en raison de son âge. Enfin, les relations adultes-ados sont souvent compliquées, à notre âge. J'en sais quelque chose.

Perez n'a pas le même détachement vis-à-vis d'elle. Il lui donne un léger coup de coude sur l'épaule, un geste qui réussit à m'arracher un sourire - mon père fait cela parfois. Enfin, il le faisait avant que je ne lui parle plus. Val lui jette un regard légèrement amusé. 

— Je t'ai déjà dit que tu n'avais pas besoin de me vouvoyer en dehors des cours. Je suis ton père, tout de même! La remarque vaut pour toi aussi, d'ailleurs, jeune Mikkaelson. 

Val lève les yeux au ciel. Je grimace. Voilà la grande révélation. Val et moi nous connaissons depuis longtemps, bien avant que nous n'ayons son père en prof principal. Mais même après tant d'années, je n'ai jamais compris comment Élias Perez pouvait être le père de Valencia Loona Perez. C'est un mystère encore plus grand que les cours de français. Elias Perez est un homme de cinquante-cinq ans aux yeux gris froids, moqueur voire désobligeant, très intelligent mais un peu arrogant, scientifique jusqu'au bout. Valencía Perez est une fille de quinze ans aux cheveux roux, qui rit tout le temps et qui ne prête qu'une attention limitée au monde qui l'entoure, toujours plongée dans un bouquin. Ils sont aux antipodes l'un de l'autre, tellement que s'en est presque une caricature. 

Même au niveau du corps, ils sont différents. Perez est tout en angles, maigre comme un cadavre, les traits du visage taillés à la serpe. Des cheveux cendrés retombent sur une figure à la peau hâlée par les années passées sous le soleil de la Réunion. Ses pupilles d'acier fusillent régulièrement les élèves. Val, quand à elle, possède des traits doux, des joues pleines qu'on a envie de pincer par jeu. Un sourire constamment amusé, y compris quand elle ne l'est pas, est installé sur son visage et ses yeux bleus, qui peuvent devenir gris par mauvais temps, paraissent toujours lointains, dans un autre monde. Même si ils possèdent des similarités physiques, il n'est pas évident de les relier à la même famille la première fois qu'on les voit.

Pourtant, lorsqu'on connaît bien les deux, certaines choses en eux ne trompent pas.

— Ça me gêne de tutoyer un de mes profs, j'explique sans détourner mon attention de la route.

— Ah, tu vois, Val, ton amie est respectueuse, elle. Pas comme toi. 

— Je suis respectueuse! proteste Val, faussement vexée. 

— Ah oui. C'est pour ça que j'ai des retours de collègues qui me racontent tes plaisanteries? Comment ça se fait que tu parles dans leurs cours et pas dans le mien? 

Val hausse les épaules. Une rougeur côtoie son sourire rêveur.

— Ils donnent envie de parler, eux. Aïe!

Perez flanque une claque derrière la tête de Val, qui bascule vers l'avant. Je m'esclaffe doucement.

Perez ricane, fier de lui. Sa fille lui lance qu'elle aurait aimé lui rendre son coup, mais qu'elle a trop peur de le faire dévier de la route. Je reconnais bien là mon amie. 

Bon, c'est vrai, ils se ressemblent un peu. Ils partagent leur humour lourd - Val considère qu'on peut rire de tout, au risque de vexer les autres - ils réfléchissent de la même manière, ils aiment taquiner les autres, et surtout ils partagent une belle connivence, qui oscille en permanence entre le sérieux et l'humour. Même si ils se fâchent parfois, ils se réconcilient facilement. J'imagine que ça tient au fait que Valencía a vécu la majeure partie de sa vie seule avec son père, étant donné que sa mère ne s'est remise avec lui que récemment et que ses frères et sœurs sont tous partis en études supérieures.

J'aurais aimé que mon père soit comme ça avec moi. J'aimerai que nous puissions communiquer sans nous hurler dessus sans cesse. J'aimerai un père à l'écoute, comme Perez l'est avec Val.

 Enfin, non, pas vraiment. Perez reste un dangereux prédateur, même si sa fille a du mal à le reconnaître. Je n'ai pas le temps de vous expliquer pourquoi maintenant, mais vous le comprendrez bientôt. Mais au moins, eux, ils se parlent. Mon père et moi ne nous adressons même plus la parole depuis plusieurs jours. 

Pensive, je triture l'un de mes bracelets passés à mon bras, un vieux tic donc je n'arrive pas à me défaire. C'est là que l'existence de ma "preuve" me revient en mémoire. Je sors le bijou de mon sac, où je l'avais rangé. Les taches de sang salissent sa jolie couleur. Je trouve étrange qu'il soit tombé loin de la victime, à moins qu'elle ne se soit débattue? 

Je l'examinerais chez moi. En attendant, je prends une photo, que j'envoie à Val sur Discord - notre seul moyen de communication. Entre sa capacité à imaginer les pires scénarios et ma mémoire photographique, on devrait s'en sortir. Déjà, nous avons un suspect : Élias Perez. Il a beau être le père de Val - et notre prof de physique - il a tout du parfait tueur. Reste à trouver le mobile. Je repousse au fond de mon esprit le remord qui me serre la gorge à l'idée que Val se retrouverait sans mère et avec un père en prison si c'est bien lui.

 Déjà, il faudrait que nous résolvions l'affaire, avec le peu d'élément que nous avons. 

Avant que je ne puisse continuer à penser à ça, la voiture s'arrête devant ma maison. Je sors de mes pensées et dis au revoir à ma meilleure amie, sans oublier de jeter un regard mauvais à Perez, qui me dévisage toujours d'une manière que je n'apprécie pas.

— On se parle par messages ce soir, d'accord? je lance à Val avant de fermer la portière, un peu plus violemment qu'il ne faudrait. 

Je me retourne vers ma maison. Derrière moi, j'entends les pneus de la voiture qui démarre, emportant Val et Perez loin de moi. Je prends une grande inspiration pour me donner du courage et traverse mon jardin pour passer par la porte principale. 

Mon père n'est pas censé être rentré, surtout avec le bazar que cette aventure a mis. Il ne sera sûrement pas là. Avec un peu de chance, il n'y aura que ma mère, qui ne crie pas et ne cherche pas le contact plus que nécessaire. Avec un peu de chance. 

Malheureusement, la chance n'est pas de mon côté, en ce moment. 

Campé sur le pallier, mains sur les hanches, l'air grognon, mon père m'attend de pied ferme. 

Avec un soupir, je serre les dents et relève le menton. Bien. Il est tant que le dialogue reprenne entre nous. 

Autant arracher rapidement le pansement. 

                                                                   °_° :)


Éducation mortelleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant