1. Boulangerie

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Dans la vitrine les pâtisseries sont parfaitement alignées.
L'alternance des éclairs au café et ceux au chocolat font un damier avec les religieuses. Les choux sont dodus, le nappage est lisse et brillant, les volutes de crème au beurre dansent, parfaites.
Je suis comme hypnotisée. Dans la boulangerie la queue avance progressivement mais je n'arrive pas à détacher mon regard de ces douceurs géométriques.

J'entends la personne derrière moi me parler mais ses mots sont indistincts, comme un brouillard vocal. Elle me double.

« Oh, excusez-moi Monsieur », je bafouille.

J'ai enfin réussi à lever les yeux. L'homme qui m'a doublé est en train de commander. Ce sera bientôt mon tour.
Qu'étais-je venue chercher déjà ? Ah oui, une baguette. Une baguette bien blanche.

L'homme récupère son pain, il part.
Je me retrouve face à la boulangère.
Ce n'est pas celle de d'habitude. Elle a le visage pâle, les lèvres rouges et les cheveux lisses et noirs d'ébène. Sur sa robe bleue est noué un tablier jaune.

«- Qu'est-ce que je vous sers ?

- Une baguette bien blanche s'il vous plait. »

Je pointe le panier à pain concerné, cherchant en même temps à identifier l'objet de ma quête.
Une pince l'attrape et me la présente.

« Celle-ci ? »

Je souris et retourne mon regard vers la boulangère.

« C'est parf... ait... »

Devant moi, la jeune femme brune s'est métamorphosée.
Son corps s'est allongé et rigidifié comme une pièce de bois. Ses bras ont disparu.
Elle qui me faisait initialement penser à une princesse de dessin animé, ressemble maintenant à une reine.
Une reine de jeu d'échec.
Je panique.

« Non, non, non, non, non... »

Je cherche du regard la boulangère, la vraie, celle que j'ai l'habitude de voir. Cette belle femme à la coupe afro parfaite.
C'est presque elle que j'aperçois dans l'arrière-boutique.
C'est bien son corps, mais sa tête est une énorme pomme rouge.
La reine glisse vers elle en diagonale. Elle s'arrête un temps puis fonce en ligne droite sur elle avant de lui croquer la tête.

*

Je me réveille en sueur, regarde l'heure : il est 3h.
Et merde... Pourtant j'avais fait attention ces derniers temps, un rythme régulier, pas d'excitants, éviter le stress autant que possible...
Mais ça n'a pas suffi.
Encore un cauchemar.

J'essaye de me rendormir mais je sais déjà que c'est peine perdue. Pourtant il faudrait, sans quoi la nuit prochaine sera pire.

Je suis allongée dans mon lit, sous une couverture moelleuse, sur le dos, les bras en dehors, les mains croisées sur mon ventre et mon regard au plafond fixe les étoiles phosphorescentes que j'y ai collé.

Le contour des meubles se détache sur le fond de lumière jaune qu'envoie la petite rue parisienne où j'habite.
Dehors on entend quelques pas qui résonnent et le bruit d'une valise qui roule sur le pavé.

Je regarde l'arbre à chat qui est dans un coin du studio, mon écureuil Milo est dans son petit abri.
Il est en boule, lové dans sa queue touffue.
Je suis surprise qu'il ne se soit pas réveillé. D'habitude il vient me réconforter dans ces moments.
Tant pis, je ferai sans.

Je ferme les yeux. Respire. Fais le vide dans ma tête.
Il faut que je me rendorme, pas la peine de ruminer.

Les heures passent, le sommeil ne revient pas.
A 7h mon réveil sonne.
Je jette ma couette sur le côté et bascule hors du lit.

Milo lève son museau, il ouvre difficilement ses paupières collées.
Sa queue se déroule et révèle son petit corps mince qui s'étire.
De ses petites pattes avant il se débarbouille puis bondit vers moi.

Je me lève et vais dans ce petit espace à 50 centimètres de mon lit que j'ose appeler ma cuisine.
J'attrape le bocal à noisettes et tends à Milo son petit déjeuner.
Ravi, il attrape le fruit puis s'enfuit.
Je repose le bocal sur le minuscule plan de travail.
A côté, ma machine à café.
Une capsule, un ronronnement et enfin mon breuvage salutaire.
J'emporte la tasse dans la salle de bains.

Après ma douche bien chaude, je bois quelques gorgées entre deux coups de mascara.
J'en suis à la moitié de ma tasse, il est temps de m'habiller.
J'enfile un collant, une robe-sweat grise.
Je dégage mes cheveux du col et réajuste le vêtement.
Un regard dans le miroir puis j'enfile mon manteau, mes baskets, attrape mon sac à dos et tandis que d'une main je cherche mes clefs dans ma poche, l'autre saisit la tasse et je finis ma boisson d'un trait.

Milo, sur l'étagère de l'entrée, me regarde sa noisette entre ses pattes.
Je colle un baiser au bout de mon doigt et le pose sur son nez.
Je passe le pas de la porte, et la verrouille.

*

Dehors il fait froid ce matin, le vent est glacial, les pavés sont glissants.
Il fait encore nuit, seuls quelques commerces éclairent la rue.

Je traverse la rue précautionneusement et entre dans la boulangerie.
Mon cœur bat la chamade, je cherche la boulangère du regard.
Elle est là, je la vois de dos.
C'est un miracle.
Elle se retourne pour me servir.

C'est là que je vois : dans sa superbe chevelure, un trou.
Un énorme trou dentelé, comme une bouchée sur un cookie.
Je reste muette.

« Je ne sais pas encore lire dans les pensées vous savez ? Il va falloir me dire ce que vous voulez ! »

Je reprends mes esprits.

« Excusez-moi. Un pain au chocolat, s'il vous plait. »

Elle rit :
«- Ce n'est pas moi qui vais vous blâmer d'être dans la lune, ce matin j'ai confondu mon produit capillaire avec ma crème dépilatoire. C'est complètement invraisemblable, je sais, mais quand on est fatiguée que voulez-vous on n'a plus toute sa tête.

- Oui, enfin il vous en reste un bon bout au moins... »

La boulangère me regarde, intriguée.
A son regard interrogateur je réponds en secouant la tête.

«- Non rien, oubliez. Comme vous dites, pas facile quand on est fatiguée ! »

J'attrape mon pain au chocolat et quitte la boulangerie.
La journée ne commence finalement pas aussi mal que ce que j'imaginais.

Py.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant