39. Cucurbita pepo

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En sortant du bureau du psychologue je marque un temps, hésitante sur ma destination. Mon récent intérêt pour les relations sociales commence à empiéter sur mon travail universitaire mais je n'ai pas le courage d'aller à la bibliothèque ce soir. Je conviens avec moi-même que la fin de la semaine sera plus studieuse et prends le chemin de l'appartement des garçons.

Dans la cuisine Léo, en caleçon sous son tablier, chantonne en préparant le dîner tandis que Ryu, attablé, pianote sur son clavier.

Je soulève le couvercle d'une marmite pour découvrir une bouillie verdâtre.

- Ah mais ça pue ! Qu'est-ce que c'est encore que ça ?

D'un coup de cuillère en bois sur ma main Léo me fait lâcher prise.

- Tututut ! On ne touche pas et on ne rouspète pas ! C'est ta portion de légumes mensuelle. Tu vas voir c'est très bon.

- C'est vert et gluant. Je suis en master de biologie et je peux te dire que j'en connais un rayon sur les végétaux. Cette infâmie est probablement toxique. Une espèce vénéneuse pour sûr. Hors de question que j'en mange !

- Cucurbita pepo. Tu connais ?

Je rougis et réponds sans me départir de mon assurance ni de ma mauvaise humeur.

- Oui je connais. Et c'est extrêmement dangereux. Figure-toi qu'il y a de la cucurbitacine dedans, une toxine qui peut être mortelle !

- Rassure-toi, j'ai pris une sous espèce entièrement comestible et j'ai tout bien épluché.

- Non merci. Je ne vais pas prendre de risque.

Je secoue la tête pendant que Ryu lève le nez de son ordinateur et demande à Léo :

- Et en français, t'as préparé quoi ?

- Des courgettes.

- Cool, dit-il tout en acquiesçant et retournant à ses lignes de code.

Je soupire et lève les yeux au ciel.

- C'est pas possible, c'est une conspiration...

Je me laisse tomber sur une chaise près de Ryu, attendant mon triste sort. Léo nous sert à chacun un plat de pâtes aux courgettes et au chèvre.

- Mais non Lélé ! T'as tout mélangé ! Ça va être un enfer à trier !

- Je sais, c'est le but, répond-il satisfait de sa bêtise.

Je mange mon plat en marmonnant et Léo lance la conversation.

- Alors, encore une journée avec tes copines ?

Ryu me regarde, intrigué.

- Et ouais, dis-je fièrement. Avec mes copines, et mon copain !

Les garçons s'arrêtent alors subitement, fourchette en l'air, spaghetti au coin de la bouche. Léo déglutit difficilement. Je me corrige.

- Non, mais pas copain dans ce sens-là, j'y suis pas encore, je parle de « copain-ami ». Nathan quoi.

- Ouais bin prend ton temps, grommelle Léo. Et puis même en « copain-ami », Nathan c'est vraiment pas le meilleur choix.

- Roh, ça va, on en a déjà parlé plein de fois, c'est juste un mec paumé. T'en fais pas, pour mon premier « copain-copain », j'ai des exigences un peu plus élevées.

Ryu interroge Léo du regard. Il répond en haussant les épaules.

- Elle a pris la résolution de développer ses compétences sociales.

Ryu relève, sans franchement demander :

- Rien à voir avec vos discussions secrètes, le fait qu'il se soit passé un truc étrange samedi, qu'elle ait rencontré une inconnue dimanche ni que celle-ci soit mystérieusement décédé en sortant du bar où tu m'as traîné parce que « on ne sait jamais » ?

Léo fait mine de réfléchir et élude :

- Non... Pas vraiment... Je ne vois pas de quoi tu parles...

Il roule des yeux et je comprends qu'il va être difficile de tenir Ryu dans l'ignorance encore longtemps. Sans que je le remarque il semble avoir compris beaucoup de choses me concernant ces dernières années. Je cherche frénétiquement une explication rationnelle à lui fournir et commence à paniquer.

Avant de bégayer le moindre mot, il m'arrête :

- Pas la peine d'inventer un truc bidon. Je t'ai déjà dit, j'ai pas besoin de savoir, je veux juste que tu ailles bien et que tu sois en sécurité. Tu penses que tu peux être honnête avec moi à ce sujet ?

Je plonge mon regard dans ses prunelles noires. J'y décèle une profonde bienveillance et une ferme détermination. Je hoche la tête doucement, reconnaissante. Aucun mot n'est échangé mais le moment est intense, sincère et intime.

Léo aspire bruyamment une de ses pâtes et brise la magie de l'instant.

- Ca va ? Je vous dérange pas ?

Brusquement extraite du havre que m'offre Ryu, je souffle en repoussant un bout de légume du dos de la fourchette.

- C'est ta lubie d'herbivore qui me dérange, oui.

Léo secoue la tête d'un air consterné.

- Tant de connaissances en biologie végétale et si peu d'affection pour tes sujets d'études...

- « Connais ton ennemi comme tu te connais toi-même ».

Il éclate de rire.

- C'est sûr qu'il faut au moins avoir lu « l'art de la guerre » pour combattre une courgette. Py, t'es vraiment pas possible...

Je hausse les épaules, satisfaite de ma blague, qui ne l'est qu'à moitié.

Après le diner nous gagnons le canapé pour regarder la suite de notre série. Installée entre Léo et Ryu, réchauffé par le plaid qui nous recouvre, je profite du sentiment de calme et de sécurité qui m'envahit, plus que de l'épisode.

Le temps file et il me semble que je n'ai pas assez profité lorsque les crédits apparaissent sur l'écran.

Léo part prendre sa douche et je reste dans le salon avec Ryu. Il réitère sa proposition de me prêter son lit.

- Je vais rester dans le salon ce soir. Mais aussi les jours à venir. J'ai pas mal de choses à faire, je vais veiller et le canapé me suffira pour dormir quelques heures. Tu peux prendre ma chambre, j'ai changé les draps.

Je le remercie et décline poliment. Il hausse les épaules et ouvre son ordinateur portable sur lequel il se remet à pianoter rapidement. Lorsque je quitte la pièce pour rejoindre la chambre, il ajoute :

- Je serai ici toute la nuit si tu veux parler. N'hésite pas.

Je hoche gravement la tête et pars me coucher. 

Py.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant