29. Nicolas

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Elle saisit mon verre qu’elle boit d’un trait et le repose brutalement sur la table.

- C’est sans alcool ?

- Euh, oui.

- Il va falloir passer à autre chose.

Elle fait signe au jeune homme derrière le comptoir.

- Deux whiskys. Secs.

Il apporte la commande et dépose sur la table deux verres d’ambre liquide. Elle en saisit un qu’elle vide d’une gorgée et approche d’elle le deuxième

- Et toi, tu veux quoi ?

Nous nous regardons, surpris, avec le serveur.

- N’importe quel cocktail sans alcool, ce sera très bien.

Il repart chercher ma boisson et nous patientons en silence.

Une fois servies et libérées de toute présence indiscrète, Françoise reprend la conversation.

- C’était à l’été 99, la nuit du 29 au 30 juillet, j’étais encore une jeune sage-femme et n’avais pas pu refuser de reprendre la garde d’une collègue qui prenait ses congés. Il n’y avait presque personne dans la maternité, tous ceux qui le pouvaient étaient partis en vacances et les accouchements prévus avaient été réalisés dans la journée.
J’étais assise sur le perron du service, en train de fumer une cigarette quand, aux alentours d’une heure du matin une femme est arrivée.
On aurait dit une drôle de mariée en fuite dans sa longue robe blanche. Elle était trempée de sueur et était en train d’accoucher. Elle n’a pas eu le temps d’atteindre l’escalier qu’elle s’est écroulée, évanouie, sur le gravier. Je me suis précipitée vers elle et l’ai examinée rapidement. Le travail était trop avancé, je ne pouvais pas la déplacer. J’ai tenté de faire naître l’enfant mais sa mère, inconsciente, ne poussait plus. Je me souviens avoir hurlé pour avoir de l’aide mais personne ne venait.
Quand j’ai enfin réussi à extraire une minuscule petite fille, son corps bleu et silencieux a confirmé mes craintes. Je n’ai pas eu le temps de tenter de faire quoi que ce soit, plusieurs hommes que je ne connaissais pas sont arrivés et le médecin qui les accompagnait a pris l’enfant de mes mains pour repartir aussitôt avec, sans aucune explication.
Je me suis retrouvée seule avec cette femme qui se vidait de son sang sur le parvis sans aucun moyen de l’aider. J’ai tenté d’aller chercher un collègue mais elle m’a retenue. « Ce n’est pas la peine. Je vais mourir. Et l’enfant aussi. ». Lorsqu’elle m’a dit ces mots, je lui ai juré qu’elle se trompait et que j’allais la sauver. J’ai compressé son ventre pour que son utérus se contracte et arrête de saigner mais le flot ne tarissait pas. C’était à ne rien y comprendre. En faisant une nouvelle révision utérine j’ai découvert un cotylédon qui ne pouvait correspondre au placenta déjà délivré. J’ai réalisé qu’il y avait eu un autre enfant.

Ta mère était une Pythie, séquestrée par l’Amphictyonie comme les autres. Elle avait la capacité de prédire les morts. De ce que j’ai compris, il existerait plusieurs Pythies et chacune aurait un don. Inès, ta mère, avait pour amie celle qui voyait les naissances. Elle avait eu une aventure avec un garde et avait fait un déni de grossesse. Son amie, elle-même enceinte, l’avait informée de son état. Elle devait être aux alentours de sept ou huit mois je crois, lorsqu’elle l’a appris. Elle a profité d’un transfert de son amie qui devait rejoindre la maternité à Paris pour s’échapper.
Son don lui avait permis de savoir qu’elle allait mourir ainsi que ta sœur. Elle t’a fait naître dans une ruelle et a cherché à cacher aux regards de tous votre lien pour te protéger. C’est pour cela qu’elle est revenue vers la maternité pour y mourir avec son bébé. Pour que l’Amphictyonie pense que la lignée était éteinte et qu’il n’y avait personne à rechercher.

Elle m’a expliqué que cette puissante organisation s’enrichissait grâce aux prédictions des Pythies depuis des siècles. Ces femmes, tenues dans une certaine ignorance, livreraient de génération en génération, des oracles qui permettraient de régir l’ordre mondial. Avec la mort de votre lignée, l’Amphictyonie aurait dû rechercher dans le monde entier la résurgence du don.

Si ta mère m’a raconté tout cela c’est parce qu’elle pensait qu’un jour tes pas te guideraient vers tes semblables et que tu croiserais mon chemin. La maternité où tu es venue ce matin est liée à l’Amphictyonie. C’est là que viennent les Pythies pour être suivies et accouchées. Le chef de service travaille pour eux.
Elle m’a fait promettre de te dire tout cela et de répondre autant que possible à tes questions pour que tu puisses te protéger. L’Amphictyonie est redoutable, il faut que tu te tiennes éloignée.

Demande-moi ce que tu veux ce soir, c’est probablement la dernière fois que nous nous voyons. Je ne me leurre pas, j’ai accompagné Asha aujourd’hui, elle criait à qui veut l’entendre qu’elle était une Pythie et ils ne peuvent pas prendre de risque, je vais sûrement être tuée dans les heures ou jours qui viennent. Quand j’ai rencontré ta mère, ma survie n’a tenu qu’au fait qu’elle était évanouie quand je suis arrivée et morte quand je suis repartie. Personne n’a jamais su qu’elle m’avait parlé et j’ai appris à me méfier de tous ceux qui m’ont interrogée. Son amie qui est venue accoucher peu de temps après est mystérieusement décédée, tout comme Asha aujourd’hui.

Françoise fait tourner le liquide doré dans son verre avant de le porter à ses lèvres.

Je reste silencieuse. Je ne sais quoi dire de cette vérité après laquelle j’ai couru toute ma vie et qui me percute aujourd’hui. Était-ce celle que j’avais envie d’entendre ? Y’en aurait-t-il eu une autre qui m’aurait mieux convenu ? Le danger qu’elle m’amène n’excède pas l’amour que m’a porté ma mère et ces propos fous pour d’autres font sens pour moi. Je décide de l’accepter.

Py.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant