Avec leur départ, le silence retombe brutalement sur les pavés et je reste quelques minutes interdite.
Le rideau de fortune que je tiens glisse entre mes doigts tandis que mes jambes m’abandonnent sur le métal froid de la plateforme.Abasourdi par ce qu’il vient de se passer mon esprit troublé tente de mettre du sens à cette scène lunaire. Les images se répètent en moi sans que je ne parvienne à comprendre. Chaque détail me trouble mais l’un d’entre eux résonne plus que les autres. Un mot. Pythie.
Ce nom qui ne semblait n’appartenir qu’à Léo et moi. Un terme énigmatique voilant ma singularité qui, entendu pour la première fois depuis des années dans la bouche de quelqu’un d’autre, me donne l’impression de révéler au grand jour mon secret.
Pourquoi, d’entre tous, c’est celui que cette femme délirante a choisi pour rationaliser sa folie ? Et pourquoi sa mégalomanie mystique lui a-t-elle concédé une pluralité ? « Une Pythie » avait dit la jeune femme, et non « La Pythie ».Ce choix d’article m’apporte un étrange réconfort. Il me ramène à mes rêves d’enfant de rencontrer un jour des semblables, une famille ou n’importe quelle personne qui pourrait m’expliquer ce que je suis et les raisons de mon abandon. Je me surprends à imaginer ma mère en fugitive enceinte, accouchant dans une ruelle. Les choses se seraient elles déroulées ainsi si je n’avais pas donné l’alerte ce soir ? Que seraient devenus la jeune femme et son enfant ? Qu’était devenue ma mère ?
Si l’idée de ne pas être seule à porter mon fardeau me soulage, celle de partager un diagnostic psychiatrique m’inquiète. L’échange entre le médecin et son étudiant laissait peu de place au doute. Il me rappelle l’impératif au rationnel qui régit le monde et mes propres craintes. Une femme enceinte courant sur un toit parisien en plein hiver ne peut qu’être malade. J’essaie de m’en convaincre et d’abandonner le désir de cette folle compagnie pour la sécurité solitaire de la norme mais plusieurs éléments gênent mon entrée dans le rang, comme autant de cailloux dans une chaussure.
Je revois la jeune femme, hurlant et se débattant. Sa pelisse lourde est de qualité et sa robe de mousseline, travaillée. Les plis parfaitement ajustés ne sont pas ceux d’un vêtement bon marché et l’ivoire immaculé à ses chevilles n’a jamais rencontré le pavé. Son allure a quelque chose d’antique et de délicat. Si ses cheveux ondulés flottant souplement sur ses épaules avaient été parés de fleurs on l’aurait crue échappée d’une affiche d’art nouveau. Elle ne correspond en rien à l’image que l’on se fait d’une femme dévorée par la folie.
Un cri retentit soudain, rapidement étouffé. Je me lève aussitôt et tire la bâche. La rue est silencieuse. Dans le bâtiment qui fait face au chantier les lumières se sont allumées et des ombres s’agitent. Je regagne quatre à quatre le sommet de l’échafaudage pour mieux observer l’étrange remue-ménage.
A la fenêtre d’où est sortie la jeune femme encapée, deux hommes en costume inspectent les lieux. L’un d’eux parle dans une oreillette tandis que l’autre s’engage sur les traces de la fugitive. Arrivé à la flaque amniotique il s’arrête pour communiquer lui aussi avec ses coéquipiers. Son collègue hoche la tête et quitte l’encadrure de la fenêtre en bousculant une femme de chambre en blouse et tablier qui redouble de sanglots. L’homme sur le toit finit son parcours près de la gouttière. Il inspecte la rue en contrebas avant de rebrousser chemin et de regagner l’intérieur du bâtiment. Les battants de la fenêtre claquent, la lumière s’éteint et la nuit retrouve son calme. Au loin, j’aperçois une voiture fuser sans un bruit.
J’attends encore quelques instants avant de lâcher le garde-corps et de me laisser tomber à l’endroit que je pensais tranquille en début de soirée.
Sonnée par les évènements et occupée à concevoir les théories les plus folles, je ne vois pas les heures passer. Je suis encore perdue dans mes réflexions lorsque les merles de Paris chantent l’aube et il me faut le sifflement sec de ma relève pour me tirer de mes pensées.
« - Eh ! La Tour Saint Jacques c’est par là-bas si tu comptes faire la gargouille toute la journée. »
Je me lève d’un bond et rassemble mes affaires maladroitement.
« - J’arrive, j’arrive ! »
Mon sac sur les épaules je descends les échelles aussi vite que mon adresse me le permet. Le collègue de Grzegorz m’attend, appuyé au mur, une cigarette entre les dents.
« - Tout s’est bien passé ? »
Ce qu’il s’est déroulé cette nuit me semble étrangement intime. Je n’ai aucune envie d’en parler.
« - Oui, oui. Des nouvelles de Grzegorz ? Mon téléphone n’a plus de batterie, je n’ai pas pu l’appeler.
- Sa fille a une appendicite, ils l’ont opérée cette nuit. Il a réussi à s’organiser pour les jours qui viennent. Désolé mais ta carrière de vigile s’arrête là. Tiens, ton salaire. »
Il m’échange un billet vert contre le téléphone, le badge et les clés qu’il fourre dans sa poche puis nous nous saluons et je pars aussitôt, convaincue par mes réflexions nocturnes qu’il me faut rencontrer celle qui se dit être une Pythie.
Sur le chemin de la maternité la plus proche je fais halte dans un bistrot. Le serveur ne se donne pas la peine de lever la tête quand je passe le pas de la porte et continue de discuter avec un habitué. Ce dernier critique l’actualité, accoudé au comptoir, un verre de blanc à moitié vide devant lui. Je repousse le journal du jour plié en deux qui occupe la place à ses côtés et m’installe sur le tabouret bancal.
Il faut cinq minutes au serveur pour qu’il daigne prendre ma commande. J’attends patiemment, un œil posé sur l’écran qui diffuse les premières courses de chevaux de la journée.
Un fois mon café crème servi, je dépose la somme due, majorée d’un généreux pourboire, sur le bois tâché. Le serveur m’encaisse sans sourciller. Je prends un air candide et une voix fluette pour lui demander si je peux envoyer un message depuis son téléphone. Il fronce les sourcils.« - Mon portable n’a plus de batterie, je veux juste prévenir mon frère que tout va bien. »
A contre cœur il sort un téléphone de son tablier noir et me le tend sans un mot. Il reste devant moi et entreprend d’essuyer quelques verres tandis que je tape un rapide message à Léo. Un simple « 882 » suffit et je rends aussitôt le portable. Trois chiffres pour trois lettres que nous composions sur nos anciens mobiles à touches. « TVB » pour « tout va bien » en saisie prédictive T9, un code qui nous suit depuis des années pour rassurer l’autre lors d’une absence imprévue.
Je finis d’un trait ma boisson et quitte le café.
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Py.
General Fiction"Mes rêves blessent et tuent. J'en suis convaincue. Toute lésion survenue dans mon sommeil se produit dans la réalité. Malheureusement pour tout le monde j'ai une imagination débordante et cela conduit souvent à des catastrophes dont l'absurdité ne...