Comme tous les mardis les cours s’enchaînent et j’ai à peine le temps de déjeuner. Assise sur le rebord d’une jardinière d’un des patios de la fac j’engloutis un sandwich en regardant mon téléphone.
Pour m’évader brièvement sur le temps de ma pause, je me plonge dans la lecture de webtoons.Je tire un plaisir coupable de ces lectures adolescentes aux scénarios répétitifs. Bien que les dessins soient maladroits et que les éléments de décor rappellent un mauvais roman photo, je reste hypnotisée et fais défiler les histoires inlassablement.
Je plonge avec délectation dans des systèmes féodaux occidentaux complètement fantasmés et absurdes où s’intriquent systématiquement une politique incompréhensible, une religion magique omniprésente et des rivalités amoureuses. Les personnages sont invariablement une magnifique jeune fille ayant été intégrée à son roman favori dont elle connaît l’histoire par cœur ou - de façon tout aussi peu originale - revenant dans le passé, plusieurs hommes superbes portant des noms à consonnance germanique qui cherchent à la séduire et une à plusieurs sournoises rivales ou belles mères qui cherchent à la mettre en difficulté. L’intrigue questionne toujours la liberté d’action du personnage principal face à une histoire déterminée. Pour ce qui est de la fin, je n’en connais pas une car, si j’ai l’enthousiasme de commencer chaque semaine un nouveau récit, je suis bien incapable de le maintenir jusqu’au bout.
Je suis absorbée par mon webtoon et m’esclaffe face à la monture difforme du personnage principal quand j’entends soudain qu’on me murmure à l’oreille :
« - Encore en train de lire « La soubrette écarlate » ? »
Je verrouille brusquement mon écran et me retourne. Nathan. Je souffle et rallume mon téléphone.
« - Pas du tout.
- Vraiment ? Alors quoi ? Il faut me mettre à jour des tes fantasmes pour quand viendra notre moment.
- « Joconda, une duchesse pour deux princes ». Tu peux commencer à te chercher un partenaire et, au vu des dessins, vous pouvez dès à présent vous inscrire à la salle de sport à mon avis.
- T’es vraiment vilaine quand tu t’y mets tu sais ? Je crois que c’est ce que je préfère chez toi. Fais-moi voir un peu tes bonhommes que j’évalue ce qu’il me reste à travailler pour te séduire. »
Je lui montre le dessin d’un jeune adonis, imberbe et finement musclé, au regard humide et au nez pointu, encadré de dorures et de roses épanouies.
« - Je vois. Ecoute comme je suis deux fois plus musclé et beau je te propose qu’on n’attende pas l’autre prince et qu’on prenne rendez-vous pour ce soir, ça te va ? »
Je lève les yeux au ciel et il éclate de rire.
Il s’installe à côté de moi et sort son sandwich. De bonne humeur aujourd’hui il enchaîne blagues et saillies et réussit à me dérider. Nous finissons notre repas en continuant de nous chamailler gentiment, lui m’assurant qu’il réussira un jour à me séduire et moi protestant le contraire.
En chemin vers les cours de l’après midi nous discutons plus sérieusement. Nathan m’expose un projet d’Erasmus qu’il aimerait réaliser, avec toutes les interrogations que cela soulève pour lui. Je l’écoute patiemment sans l’interrompre et le sens ravi d’avoir trouvé un interlocuteur pour en discuter.
Nous nous installons côte à côte dans la salle de TD et continuons d’en parler entre deux exercices.
A la fin du deuxième cours nos emplois du temps divergent et je me retrouve seule.Dans l’après-midi ronronnant, bercée par la prosodie du prof et réchauffée par le radiateur je somnole doucement quand mon téléphone vibre. Ai-je vraiment envie de lire ce message de Léo ? Je me résigne.
« Pourquoi je passerai le bonjour à Chloé ? »
Puis
« Tout va bien ? »
Je réponds :
« Bin, t’as pas passé la nuit avec Chloé ? »
« Non, pourquoi ? »
« Elle avait l’air bien disposée hier soir pourtant ! »
« Ah bon ? T’es sûre ? Je pense juste qu’il y a un bon feeling, pour devenir potes, pas plus. »
Je soupire en lisant sa réponse. Du Léo tout craché.
« Oui, oui, du feeling comme Nathan avec moi si tu veux mon avis ! »
Je vois des points de suspension s’animer, signe que Léo m’écrit une réponse. Ils s’arrêtent puis reprennent. S’arrêtent à nouveau et reprennent leur danse. Que peut-il bien être en train d’écrire ?
« Je peux pas le blairer ce mec, me dis pas qu’il vient encore t’emmerder ? »
« Chill Lélé, je disais ça comme ça, il est pas méchant, il est un peu perdu, c’est juste un gamin qui a peur de souffrir et qui lutte comme il peut. »
« Ouais enfin t’es pas mère Thérèsa et crois moi qu’il te voit pas comme ça non plus. S’il peut, il hésitera pas à coucher avec toi. »
« Et au pire ? On s’en fout, je serais pas la première avec qui il trompera sa copine et ça me fera pas de mal de m’envoyer en l’air. »
J’attends une réponse qui ne vient pas. Je repose mon téléphone et me recentre sur le cours.
Léo est parfois trop protecteur avec moi. Il pense probablement que Nathan pourrait abuser de ce que moi j’appelle sympathie et lui naïveté. Je ressens surtout à son égard une profonde tristesse. Je vois un enfant pris dans les difficultés du couple parental, soumis au secret de sa mère, partagé entre la protection de l’équilibre familial et le mensonge à son père. Un enfant brisé dans ses représentations de l’amour et de la confiance. Quelqu’un qui se refuse le droit au bonheur parce qu’il se sent responsable de celui de ses parents.
Je pense que Nathan sait que je perçois tout cela et qu’il devine la tendresse que j’ai pour lui. Il teste mes limites, ma fiabilité, ma morale. Il voit probablement en moi une mère, celle qui n’accepte pas l’adultère et l’aime quoi qu’il arrive.
J’aime à voir nos taquineries comme une forme de thérapie et j’espère pouvoir le libérer un jour de son fardeau.Mon téléphone vibre enfin.
« Tu viens à la maison ce soir ? »
« Ok, je finis à 18h, je viens direct. Je t’apporterai un jus de pamplemousse comme t’as été bien à l’heure aujourd’hui. Mais ça ne t’exempt pas de gage ! »
Je range mon téléphone en souriant un peu tristement. Une mère, oui voilà ce que je suis, pour Nathan mais aussi pour Léo.
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Py.
General Fiction"Mes rêves blessent et tuent. J'en suis convaincue. Toute lésion survenue dans mon sommeil se produit dans la réalité. Malheureusement pour tout le monde j'ai une imagination débordante et cela conduit souvent à des catastrophes dont l'absurdité ne...