36. Panini

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Dans un recoin près de la caisse, je profite du temps que prend la boulangère lors de la préparation de ma commande pour répondre à Léo. 

« Désolée, j’ai un imprévu pour ce midi, on se retrouve ce soir plutôt ? Je te raconterai. »

Claire et Justine sont installées à une table haute qui donne vue sur la rue et bavardent tranquillement en grignotant leur salade. Je les regarde et souris pour moi. Hier encore, je n’imaginais pas avoir droit un jour à ce plaisir simple. La rencontre avec Françoise a bouleversé ma vie.

A son évocation mon cœur se resserre soudain. Penser à elle est douloureux. Je sais que je n’ai pas de culpabilité à avoir concernant sa mort ni les Pythies séquestrées mais rien de ce que je traverse n’est rationnel. Je ne peux m’empêcher d’envisager le scénario qu’elle m’a déconseillé.

Retrouver ces jeunes filles, comprendre ce que je suis, apprendre à maîtriser mon don… Cette folle alternative me tente dangereusement. Je me rappelle alors la puissance et l’influence que l’Amphictyonie détiendrait et les risques encourus. 

Ma curiosité manque de faire chanceler ma raison mais le fantasme d’une vie paisible l’emporte sur la satisfaction du savoir. Je ne suis l’élue d’aucune matrice. Je préfère vivre dans l’ignorance mais heureuse.

Je saisis le panini que me tend la boulangère sans un regard et mets fin à mes élucubrations. 

La recherche du bonheur me semble être la première, et la seule, des aventures à entreprendre et je décide de m’y consacrer corps et âme. Je chasse les sombres pensées qui ont envahi mon esprit et retrouve les filles. 

- Il paraît que t’as pu signer pour moi au TD mardi dernier ? me lance Claire. Merci beaucoup, sans toi c’est sûr que je serais allée aux rattrapages… 

Je saute sur l’occasion pour aborder les détails du service rendu, notamment son aspect pécunier.

- A ce propos… C’était Grinsek ce jour là et il a décidé de faire l’appel à voix haute…

- C’est pas vrai ! s’exclame Claire. Comment t’as fait ?

Je raconte le stratagème mis en place et son coût, un peu gênée par le montant en jeu.

- Je sais, c’est énorme, et j’ai fait ça sans te demander ton avis… Ne te sens pas obligée de me rembourser…

Claire sort deux billets verts de son porte-monnaie et me les tend. 

- Tu rigoles j’espère ?! Tu m’as vraiment sauvé la mise ! Prends-moi ça tout de suite.

J’obéis tout en m’interrogeant à propos des moyens financiers dont elle doit disposer pour avoir une telle somme disponible immédiatement. Je bredouille un remerciement, embarrassée par notre différence sociale évidente.

- C’est moi qui te remercie, oui ! D’ailleurs, les paroles ça ne suffit pas. On discutait avec Justine des vacances de cet été, si on n’a pas de rattrapages on va pouvoir profiter de trois mois complets cette année ! Tu as prévu quelque chose ?

- Euh… Pas vraiment, j’imagine que je vais travailler à la pizzeria comme d’habitude.

- Tu vas prendre quelques jours, rassure-moi ? 

Chacun me semble indispensable à faire grossir le pécule qui me fera tenir l’année suivante mais je sens que la vérité n’est pas la réponse qu’elle attend. Je rougis et demande :

- Pourquoi ?

- On prévoyait d’aller dans la villa que ma famille a dans le sud, ça te dirait de venir avec nous ?

J’imagine que ce séjour n’aurait rien de comparable à ceux organisés annuellement par le foyer et il y a une éternité que je ne suis pas sortie de la région parisienne. La proposition est suffisamment alléchante pour que je m’autorise à y réfléchir.

- Je vais voir, avec les jours fériés de cette année je vais peut-être pouvoir faire un pont…

- Ce serait génial ! s’enthousiasme Claire. 

Justine commence alors à énumérer toutes les activités qu’elle prévoit que nous ferons, tenant ma présence pour acquise. Je me laisse porter par ses mots comme si j’entrais dans le monde merveilleux d’un conte, tout en finissant mon repas.

Une fois restaurées, nous regagnons la fac. Le trottoir est bondé et quelqu’un me bouscule. Aussitôt la panique m’envahit. J’inspecte mentalement chaque parcelle de mon corps, frotte mes chevilles et mes poignets puis passe une main sur mon cou.

- Tout va bien ? demande Claire.

- Oui, oui… C’est rien.

Mon cœur bat pourtant à tout rompre et mes mains tremblent. Je serre mes poings et les enfonce dans mes poches. Je ne veux pas vivre dans la peur. Je n’ai pas été découverte en vingt-deux ans, il n’y a pas de raison que cela change maintenant. Je plaque un sourire sur mon visage et m’oblige à profiter de ma nouvelle liberté.

L’après-midi est plus studieuse que la matinée et les schémas des voies de signalisation cellulaire ont remplacé les photos de garçons sur l’ordinateur de Justine. Le cours est captivant et les heures passent aussi vite que dans le bureau des étudiants. Je suis presque déçue lorsque la sonnerie retentit. Je quitte mes premières amies le cœur lourd, partagée entre le désir que cette journée ne s’arrête jamais et l’impatience du lendemain.

De retour chez moi, la fatigue des dernières quarante-huit heures m’assomme et me fait tomber sur mon lit aussitôt arrivée. Epuisée, je m’accorde une courte sieste avant d’aller me doucher. Milo se fait un nid dans mes cheveux et je saisis ce prétexte pour m’octroyer cinq minutes supplémentaires.

Quand j’ouvre les yeux la nuit est bien avancée. Milo est toujours en boule dans ma chevelure, au creux de mon cou. Face à moi Léo dort, un bras posé sur ma taille. Il nous a recouvert d’un plaid sous lequel nous sommes encore habillés. Etrangement, je me sens confortable dans cette position. Je referme les yeux et sombre à nouveau.

Mon sommeil est émaillé de rêves étranges sur fond de danger, de fuite et de secrets. Aucun auspice funeste ne m’est livré mais j’ai la conscience troublée. Les évènements récents n’ont pas fini de me bouleverser. A mon réveil, un sentiment désagréable m’habite. Je le chasse, bien décidée à mener une vie paisible.

Py.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant