15. Rue

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J’assiste aux cours de la matinée et profite de l’absence de Justine et de Claire pour m’y absorber complètement. Dans l’amphi l’ambiance est studieuse en ce début de semestre, la salle est surchauffée et les cerveaux sont en ébullition.
Le cours est passionnant. Les éléments s’assemblent aisément dans ma tête et tout me semble limpide.
Je me laisse envahir par un sentiment de bien être complet.

A l’heure du déjeuner je retrouve Léo à la pizzeria. Nous sommes seuls, Ryu ne travaille pas les mercredis et je devine qu’il en profite pour poursuivre le marathon de codage de son école. Je déjeune comme à mon habitude sur le comptoir, d’une pizza que m’a préparée Léo.

Tout en mangeant je lui explique tout ce que j’ai appris en cours. Léo m’écoute attentivement et me pose des questions que je trouve pertinentes.
Il a arrêté sa scolarité au lycée mais il aurait probablement eu le niveau pour faire des études supérieures s’il n’avait pas été exclu du fait de problèmes de comportement. C’est un sujet que nous n’abordons pas. Je n’ai jamais compris comment ce garçon doux, patient et toujours agréable avait fini par blesser grièvement l’un de ses camarades au cours d’une dispute ni quel en était le sujet. Léo a toujours refusé de m’en parler et je respecte son désir. Dans le foyer où nous avons grandi, l’intimité était rare et précieuse. Nous savons combien elle est importante et la préférons à la satisfaction de notre curiosité.

Je suis au milieu de la rédaction d’un schéma que je gribouille sur un set de table en papier quand le carillon tinte.

Chloé et Lucie entrent et Léo abandonne mon cours improvisé pour les accueillir.

Chloé est particulièrement bien apprêtée. Elle porte une robe noire courte, à la texture satinée et au décolleté drapé, trop habillée pour être porté seule mais parfaitement équilibrée d’un perfecto de cuir assorti à ses rangers. Son maquillage charbonneux intensifie son regard déjà souligné par sa frange et ses lèvres simplement recouvertes d’une couche de baume incolore donnent un côté faussement négligé à cette présentation qui me semble très travaillée.

Elle ne me salue pas et commence sa discussion avec Léo. De son sac à main – dont les deux lettres du fermoir indiquent le double de chiffres pour sa valeur – elle sort deux couronnes de papier.  Elle en pose une sur sa tête et lui tend l’autre en minaudant.

« - C’est moi la reine aujourd’hui et je venais chercher mon roi. »

Léo lui prend la couronne des mains sans la mettre et lui répond :

« - Félicitations ! Avec Py on ne sait pas encore qui va gagner cette année. Personne n’a eu la fève ce matin.

- Py ?

- Je veux dire, Juliette » dit Léo en faisant me désignant du menton.

Je vois le visage de Chloé se crisper.

« - Ah, vous vous êtes vus ce matin ? »

Léo, inconscient de ce qu’il se joue implicitement répond en riant :

« - Ça aurait bizarre qu’on ne se voit pas comme elle a dormi à la maison ! »

Je sens la respiration de Chloé s’interrompre et il me semble entendre dans ce silence le sifflement des balles de son regard fusillant ainsi que le grincement de ses dents.

Je m’empresse de relancer Lucie sur la discussion que nous avions l’avant-veille pour éviter un échange que je pressens très désagréable avec son amie.

Dans un soupir exaspéré Chloé se détourne de moi et reprend sa parade auprès de Léo. Je sens qu’elle s’apaise tandis qu’il ajuste sa couronne sur sa tête.

Léo finit par retourner en cuisine et elle reste seule, assise à l’autre extrémité du comptoir pendant qu’il prépare les pizzas. S’aidant d’un miroir de poche, elle recoiffe sa frange et vérifie son maquillage. Son refus tacite de se joindre à la conversation que nous avons avec Lucie, confirme l’hostilité que je perçois à mon égard.

Une fois les pizzas prêtes, les deux filles repartent, non sans que Chloé ne colle un baiser sur la joue de Léo.

Je ne tarde pas à partir moi aussi, de peur de ne pas trouver de place disponible à la bibliothèque.
A mon arrivée je me félicite de ma prévoyance voyant qu’il n’en reste que deux et m’installe aussitôt.

Les devoirs supplémentaires de Grinsek me volent la moitié de mon temps d’étude mais je les fais en priorité de peur de me retrouver aux rattrapages ou victime d’une nouvelle humiliation publique.

C’est en fin d’après-midi, après un café pris à la machine rapidement, que je peux finalement reprendre le fil des cours et exercices que j’avais prévu de travailler. Je finis mon programme bien plus tard qu’escompté et note en rassemblant mes affaires que nous ne sommes plus que trois dans la bibliothèque.

Il est bientôt 23h et je suis épuisée. Je sors dans le froid et l’obscurité et prends la direction de l’appartement de Léo et Ryu.

La rue baigne dans la lumière jaune des lampadaires et mes pas résonnent. Sur l’avenue que j’emprunte ensuite pour rejoindre le métro les restaurants ferment progressivement. Les chaises des terrasses sont empilées à l’intérieur et les commerçants balaient devant leur porte.

J’aime ces instants suspendus, ces coulisses du théâtre qu’est Paris. Il y a une beauté crue dans la cigarette que fume ce serveur épuisé, une camaraderie sincère dans les rires des éboueurs, une poésie infinie dans le chant des merles qui habille la nuit. Le ciel n’est jamais noir dans cette ville et les étoiles brillent au sol.

J’arrive enfin au métro et me laisse engloutir par sa bouche. Dans le ventre de la bête je me laisse bercer par les roulis du train. Les wagons sont vides et j’ai pu m’assoir près de la fenêtre. La tête contre la vitre je vois défiler le paysage d’une ville somnolente où seules quelques lumières restent allumées, comme des étincelles de vie qui résistent au sommeil.

J’arrive enfin à destination et rêve d’une soupe de nouilles bien chaude en montant les escaliers.
Je ne sonne pas de peur de réveiller les garçons et ouvre la porte avec ma clé.

Je réalise que ma discrétion est inutile lorsqu’en entrant j’aperçois Chloé et Lucie dans le salon en train de discuter avec Léo. Sur la table basse plusieurs bouteilles de bières sont accumulées et je devine la soirée bien avancée. Un peu honteuse du dépit que je ressens je les salue poliment et m’excuse de devoir diner et me coucher rapidement.

Py.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant