20. Marché

26 7 25
                                    

« - Mes rêves blessent et tuent. J’en suis convaincue. Toute lésion survenue dans mon sommeil se produit dans la réalité. Malheureusement pour tout le monde j’ai une imagination débordante et cela conduit souvent à des catastrophes dont l’absurdité ne diminue en rien la gravité. Léo me surnomme « Py » pour « Pythie », en référence à ces prêtresses grecques qui livraient des oracles cryptiques avec des propos incompréhensibles. Mes rêves n’ont la plupart du temps aucun sens mais des conséquences importantes dans la réalité. Quand nous étions au collège il a appris ce mythe et trouvait que ça ressemblait à ma situation. J’ai eu beau lui expliquer que je ne disais pas l’avenir, pour lui ce statut me correspondait et le surnom m’est resté. »

Je regarde Hyacinthe. Il semble à la fois fasciné et éberlué.

« - Une pythie… »

Je balaye d’un geste de la main son propos.

« - Oui, enfin vous avez compris, je rêve de choses insensées mais pas de l’avenir. »

Dans un demi sourire il me questionne :

« - Et comment vous savez que ce n’est pas l’avenir ? »

Je réponds sans détours :

« - Et bien c’est simple, les incidents se produisent pendant que je rêve. J’ai déjà essayé d’empêcher qu’ils surviennent mais à mon réveil il est déjà trop tard. »

Il se rejette en arrière dans le canapé l’air soucieux. Nous restons en silence quelques minutes.

Nerveusement je finis par demander :

« - Je suis folle, c’est ça ? C’est un syndrome que vous connaissez ? J’ai pourtant épluché tous les internets et je n’ai rien trouvé à ce sujet. »

Hyacinthe semble alors reprendre ses esprits.

« - Je vous ai déjà dit ce que je pensais de la folie Juliette. Ecoutez, je ne vais pas vous cacher que ce que vous me livrez est pour le moins surprenant. D’autres que moi pourraient voir dans ces propos qu’ils qualifieraient de délirants les symptômes d’un trouble psychotique et recommander d’emblée une prise en charge psychiatrique. J’ai quelques pistes que je souhaiterais investiguer avant d’en arriver là, d’autant que j’ai l’impression que vous n’accepteriez pas facilement ces soins, je me trompe ?

- Non. Effectivement. Je ne veux pas de médicaments.

- J’entends votre refus et ne vais pas insister mais je voudrais juste savoir : pourquoi ? Il ne s’agirait pas forcément de traitements lourds. Il existe des molécules qui pourraient au moins soulager l’anxiété que je perçois en vous.

- C’est hors de question. Léo a grandi en foyer parce que sa mère était incapable de s’occuper de lui entre l’alcool et les anxiolytiques qu’elle prenait à longueur de journée. Aujourd’hui encore elle enchaîne les hospitalisations pour se sevrer. Je ne veux pas finir pareil. Je n’ai pas le droit de lui faire ça. 

- Ce Léo, et vous, vous semblez entretenir une relation très particulière. Comment la définiriez-vous ? »

La question n’est pas simple.

« - Comme je vous l’ai dit, il est tout pour moi : mon meilleur ami, ma famille…

- Votre amant ? »

Je me sens rougir brusquement. Je m’empresse de répondre.

« - Non, non ! Absolument pas ! Il n’y a rien de cet ordre là entre nous. Il me voit plutôt comme une mère de substitution je pense.

- Et vous ? Comment le voyez-vous ?

- Comme quelqu’un qui me voit comme sa mère de substitution je suppose ? »

Hyacinthe acquiesce. J’espère qu’il comprend que je ne souhaite pas approfondir ce jour la question. Il s’empare d’un carnet et d’un stylo qui sont posés à coté de lui sur le canapé et commence à prendre des notes.

« - A part lui, de qui est constitué votre entourage ?

- Pas grand monde à vrai dire. J’ai toujours essayé de limiter mes interactions pour mettre le moins de monde en danger. A part Léo il y a Ryu, son colocataire et quelques camarades à la fac.

- Diriez-vous que vous êtes proches d’eux ? Connaissent-ils votre passé par exemple ? S’inquiéteraient-ils si vous étiez malade ?

- Non, pas à ce point. Ryu connait quelques bribes de mon histoire à force de nous fréquenter Léo et moi. Je vais souvent chez eux et nous travaillons au même endroit donc forcément il a fini par savoir certaines choses mais je ne dirais pas que nous sommes proches. »

Je marque une pause et repense à mon interaction de l’avant-veille avec lui. Il se pourrait que je ne perçoive pas toute la profondeur de la relation que nous entretenons. Je reste encore surprise des attentions qu’il a eues pour moi.

Hyacinthe me relance :

« - Vous travaillez ?

- Oui, un petit job, juste quelques heures le samedi pour arrondir les fins de mois. La bourse que j’ai n’est pas mirobolante. Il s’agit d’une sorte de pizzeria à côté de la fac, pas vraiment un restaurant, plutôt une sorte de snack ouvert en journée avec des pizzas à emporter pour les étudiants. Léo y travaille à temps plein, c’est lui qui m’a trouvé le poste. C’est là-bas qu’il a rencontré Ryu qui y est à mi-temps. Ils sont rapidement devenus amis et ont fini par prendre une colocation.

- Je vois. Et à la faculté, vous avez quelques amis proches parmi vos camarades vous disiez ?

-Oh non, pas vraiment proches. Juste des connaissances. Je m’assieds souvent à côté de Justine et de Claire, deux filles de ma promo avec qui nous entretenons des rapports cordiaux et faisons des échanges de bons procédés comme émarger les unes pour les autres lorsque l’on ne peut pas se rendre à un cours obligatoire, mais pas des amies à proprement parler. On ne s’est jamais vues en dehors de la fac par exemple.

- C’est tout ?

- Je dirais qu’il y a Nathan peut être aussi ? Un garçon qui me colle depuis le début de nos études. Il saute sur tout ce qui bouge alors qu’il est en couple et je suis probablement sa cible la plus intéressante puisque la seule qui lui résiste. Il ne connait rien de ma vie privée mais on s’échange quelques pointes tous les jours donc on peut dire qu’il fait partie de mon entourage en quelque sorte. Et voilà, c’est tout. »

Le psychologue relève le nez de son carnet et haussant les sourcils.

« - C’est tout ? Pas de famille j’ai bien compris, mais pas d’éducateur ni d’autre travailleur social qui vous accompagne ? Pas de figure adulte sur qui vous appuyer en cas de problème ?

- Non, personne. Ça ne s’est jamais imposé à moi et j’ai tout fait pour éviter de m’attacher à quelqu’un donc non, personne. »

Hyacinthe note un dernier mot puis d’une pression sur son stylo range sa mine. Il pose son matériel sur le canapé à ses côtés puis se penche en avant, les coudes sur ses genoux et le menton posé sur ses mains croisées. Ses yeux sont d’un bleu profond et leur forme en amande les met particulièrement en valeur. Ils ont un air malicieux qui se conjugue parfaitement au sourire qui flotte sur ses lèvres. Je remarque une petite fossette et mon cœur trésaille.

« - Juliette, je voudrais vous proposer un marché. Aussi longtemps que raisonnable je ne vous oriente pas vers une prise en charge psychiatrique et ses traitements médicamenteux, en échange, vous venez ici régulièrement et vous me parlez à cœur ouvert. Je veux que vous puissiez me livrer tout ce que vous traversez et être là pour vous. Pensez-vous que cela soit possible ? »

Soulagée par sa proposition qui me convient parfaitement j’accepte et nous fixons un rendez vous pour la semaine suivante.

Py.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant