6. Pensées

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Je pousse la porte de la bibliothèque.
Je laisse derrière moi le froid sec et mordant de l’hiver et me retrouve dans une atmosphère chaude et lourde, quasi tropicale.
Sur les vitres la condensation commence à perler. Plusieurs étudiants ont fait tomber le pull.

La salle est complètement remplie désormais.

J’avance et enlève mon écharpe en marchant. On entend le frottement de mes vêtements dans l’écho de mes pas. Quelques regards se lèvent sur mon passage.

Je retrouve mes affaires à ma place, qui a été étrécie depuis mon départ.
Mes voisins de table ont poussé de leur coude mes livres et cahiers.

Je tire ma chaise puis retire sac et manteau que je dépose sur le dossier.
J’ouvre un livre et m’y plonge, la tête dans la paume de mes mains, un surligneur coincé entre mes doigts.

J’essaie de reprendre le fil de mon chapitre mais je n’arrive pas à me concentrer.
Je relis des dizaines de fois les mêmes lignes sans les comprendre.

Voir Léo me fait du bien dans ces moments difficiles, mais verbaliser mes rêves et leurs conséquences ancre chaque fois plus mon terrible don dans la réalité.
Impossible d’en faire abstraction et ma culpabilité tapie est toujours aux aguets de la moindre faille.

N’est ce vraiment pas ma faute si la boulangère a brûlé sa chevelure ? Si je n’avais pas vu ces publicités, si je ne l’avais pas connue, aurais-je rêvé d’elle ? Bien sûr que non.
Mais l’expérience m’a montré que quelqu’un d’autre aurait fait les frais de mes dangereux songes.
Alors, comment doser ma culpabilité ?

Je n’ai pas choisi que les blessures qui ont lieu dans mes rêves se produisent dans la réalité. Mais c’est le cas. Et quoi que je fasse il y en aura.

Serait-il moral de choisir qui je veux protéger et de qui je me soucie moins ?

La question est purement théorique, je suis bien incapable de faire ce choix, sinon il y a longtemps que j’aurais choisi de protéger mes proches. Mes parents les premiers.

Je suppose qu’ils devaient savoir pour mon don et m’ont abandonnée pour éviter que je ne rêve d’eux et ne les tue avec mes songes.

J’imagine qu’il doit s’agir d’une tare transmise de génération en génération et qu’à la naissance de l’enfant le parent se suicide pour ne pas le blesser. Et l’autre, ainsi que tout membre de la famille, s’éloignerait pour se protéger ou pour éviter que l’enfant ne porte la culpabilité d’avoir tué son parent en rêvant ?

J’ai construit ce scénario en grandissant, c’est la meilleure explication que j’ai pu trouver à ce qu’il m’arrive : mon don et ma solitude face à lui.
J’agirai probablement ainsi si un jour j’ai le malheur d’avoir un enfant. Et je laisserai un courrier à lui remettre quand lui-même aurait un enfant en disant « Maintenant tu comprends ce que j’ai fait ».

J’aurais aimé qu’on me l’explique et ne pas avoir à tout découvrir moi-même mais avec le temps j’ai compris que toute personne qui entrait dans ma vie encourrait un danger de mort et que le plus sûr pour tous était de me laisser seule.

Seulement, moi je ne laisserai pas mon enfant dans une ruelle, dans un carton près d’une poubelle.
Je ne sais pas, j’accoucherai sous X peut-être.

C’est une chose qu’on peut penser à faire quand on aime un tant soit peu son enfant. Lui offrir un accueil un peu doux et humain dans le quotidien cruel qui l’attend.

Mon pouce fait sauter le bouchon de mon surligneur et je réalise combien mes poings sont serrés sous ma mâchoire.

Je reprends mes esprits et me lève pour le ramasser.

De retour à ma place je pose mes mains à plat sur mes joues.
Elles sont chaudes et je les devine rouges.

Je n’arrive toujours pas à penser avec apaisement à ce que je suis et à mon histoire.

J’ai beau chercher à me convaincre que mes parents ont probablement fait au mieux pour que je sois la plus heureuse possible, je n’arrive pas à comprendre comment cela a pu conduire à ce que je sois élevée dans un foyer minable, sans amour ni douceur.
Et je ne veux pas croire que je ne suis qu’un enfant non désiré, considéré comme détritus dès la naissance, qui de surcroît aurait le malheur d’agresser ceux qu’il aime.

Je ferme les yeux et fais quelques respirations discrètement.

Je me plonge dans mon « lieu sécure » pour me ressourcer. Une petite scène réconfortante pour m’apaiser.

C’est l’été et il fait très chaud.
Les vacances d’été sont déjà bien entamées et au foyer il y a peu d’enfants.
Certains ont quelques jours dans leur famille, d’autres sont en voyage dans des associations.

Léo et moi faisons partie des rares enfants encore présents.

Nous sommes dans ma chambre, sur ma couchette du lit superposé, celle du bas, à lire tranquillement.
J’ai coincé sous le lit de ma colocataire absente de grands carrés de tissu que j’ai piqué dans le local d’activités pour transformer mon lit en cabane.

Dans la pièce, un vieux ventilateur ronronne et grince en tournant. La mousseline se soulève régulièrement sur le passage de son souffle et me caresse la jambe.
Dehors on entend au loin une tondeuse passer et il y a une forte odeur d’herbe fraîchement coupée.

Dans notre repaire il y a des piles de livres et un paquet de bonbons.
Des petites bouteilles roses et bleues au gout très acidulé, nos préférés.

Léo est sur le ventre et lit une vieille BD, un bonbon entre les dents.
Il a le visage légèrement hâlé et quelques taches de rousseur sont sorties.
Il bat ses talons sur ses fesses et rit de temps à autres aux gags d’un gros chat gourmand.
Je le regarde en souriant par-dessus mon roman policier.

Le temps est étiré et rien ne perturbe notre bulle de tranquillité.

Je souris et ouvre les yeux. Je suis de nouveau dans la bibliothèque.

Ce voyage instantané m’a permis de me calmer. Je décide d’en profiter pour me replonger dans mon cours.
Quand je relève la tête quelques heures plus tard, il fait déjà nuit.

La salle s’est vidée progressivement et regagne en écho.
Je regarde ma montre, il est bientôt 19h.

Je ferme mes livres, satisfaite de mon avancement dans la connaissance de la structure de la paramécie, et range mes affaires.

En quittant la bibliothèque j’aperçois Nathan entre deux rayons de livres avec une jeune fille qu’il prend par la taille.
Elle ferme les yeux et rosit de plaisir sous un baiser qu’il lui fait dans le cou.

Nathan, fidèle à lui-même - et lui seul -, me lance un clin d’œil.
Je lève les miens au ciel avant de pousser la porte et de sortir.

Py.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant