23. Remplacement

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Les mains en l’air, je m’approche de l’individu.

« - Monsieur ! Calmez-vous ! »

En m’apercevant, le visage de l’homme se transforme. Il relâche sa prise et prend sa tête dans ses mains.
A côté de lui je vois une petite fille pleurer en se tenant le ventre. Je m’accroupis à côté d’elle et la fais s’assoir sur mon genou. Un effluve de vomi me parvient et je comprends qu’elle doit être malade.

« - Qu’est ce qu’il t’arrive ma puce ?

- J’ai mal au ventre… » réussit-elle à me répondre entre deux hoquets.

Je me tourne vers l’homme que je devine être son père et l’interroge du regard. Il essuie ses yeux humides du revers de la main.

« - Désolé madame… Beaucoup de pression et votre collègue me fait la blague… Non, c’est pas possible.

- Excusez-nous, on jouait à un jeu, ce n’était pas pour nous moquer.

- Ma fille. Elle vomit beaucoup. Je voudrais de l’eau s’il vous plait. »

Je me relève et vais remplir au robinet un verre que je tends à l’enfant.
Elle est pâle et en sueur. Ses cheveux humides collent à son front.

« - Je crois qu’il faudrait l’emmener aux urgences, non ?

- Oui. L’hôpital. On y va. »

Son téléphone sonne et il répond anxieusement. Je ne comprends pas ce qu’il se dit mais je devine au ton de l’homme que l’appel ne le satisfait pas. Il raccroche en jurant.

« - Kurwa ! Ja pierdole ! »

La fillette sursaute. Je la prends dans mes bras et jette un regard interrogatif à son père. Il passe sa main sur sa bouche tout en continuant de marmonner ce que je devine être quelques termes grossiers. Il finit par expliquer.

« - Il faut quelqu’un pour le travail ce soir et personne disponible. »

Il me montre son téléphone qu’il a dans la main. Il devait probablement être en train de l’utiliser quand Léo l’a accueilli et croire qu’il se moquait de lui.

« - Vous ne pouvez pas vous absenter ?

- Non, travail pas déclaré. Je remplace. Si je suis pas là ce soir il va donner à un autre. Et j’ai besoin d’argent. »

Je comprends le dilemme de ce père tiraillé entre ses différentes obligations. Dans un élan de compassion teinté de culpabilité je demande.

« - C’est quoi comme travail ? »

Il soupire l’air abattu.

« - Surveiller le chantier la nuit. Juste faire des tours. »

Léo et moi nous regardons. Il propose :

« - Si vous voulez moi je peux le faire. On ferme à 16h ici, après je peux vous aider. »

L'homme relève son visage vers nous et dans son regard qui détaille Léo je sens qu’il hésite. Il doit probablement se demander s’il peut avoir confiance en ce garçon qui faisait l’imbécile quelques minutes auparavant. Un silence s’installe. Dans la pizzeria on n’entend plus que la fillette qui sanglote. Il répond enfin.

« - Nie mam wyboru... Oui, c'est d'accord. Je vais à l'hôpital, donne-moi ton numéro de téléphone. »

L'homme tend à Léo son portable pour qu'il y note ses coordonnées.

« - Je t'envoie l'adresse. Retrouve mon collègue à sept heures. Il va t'expliquer. Et demain je te donne l'argent. Cent euros, c'est d'accord ? »

A l'annonce de la rémunération je réagis. La somme représente la moitié de ce qu'il va me manquer pour payer le loyer si Claire refuse de me rembourser. Je ne peux pas laisser passer cette occasion.

« - Attends Lélé ! Je vais le faire ! »

Il me regarde, surpris.

« - C'est moi qui décide aujourd'hui, non ? Je veux le faire. J'ai besoin de cet argent. »

Il se tourne vers l'homme qui attend sans comprendre. Je lui demande.

« - Je peux le faire ? »

L'air embarrassé il se gratte derrière l'oreille.

« Oui... Mais c'est mieux ton ami... »

Nous n'avons pas le temps de poursuivre la discussion. Sa fille vomit et il décide tout en l'essuyant.

« - Je dois aller à l'hôpital. Toi ou lui s'il vous plaît. »

Alors qu'il commence à nettoyer le sol je le presse.

« - Laissez, je vais m'en occuper, allez aux urgences. On a votre numéro, on va trouver une solution. »

Il se redresse, sa fille dans les bras et nous remercie avant de partir. Après son départ nous restons quelques secondes immobiles, sonnés. Léo reprend en premier ses esprits.

« - Tu veux vraiment le faire ? »

Je soupire en contournant le comptoir.

« - C'est pas que ça m'enchante mais j'ai besoin de cet argent. »

Il me rejoint et propose :

« - Je peux le faire et je t’avance si tu veux. Je peux même te donner l’argent en vrai, j’en ai pas particulièrement besoin en ce moment.

- Tu sais que j’ai du mal à accepter qu’on me donne de l’argent et si c’est pour avoir à te rembourser je préfère ne pas tarder à le gagner.

- Comme tu veux, c'est toi la reine, c'est toi qui décides. Mais, tu te sens de surveiller un chantier toute la nuit ?

- Je vais juste faire des rondes, pas de zèle. Ça devrait aller.

- Tu veux pas que je vienne avec toi ? Ca pourrait être marrant en plus !

- Non, c'est bon, le mec nous prend déjà pour des rigolos je pense que c’est mieux de faire ça sérieusement.

- D’accord mais alors promets que tu m'appelles au moindre problème.

- Promis. »

Nous nous serrons la main pour sceller le marché lorsque la porte s'ouvre.

« - Bonjour, j'ai commandé une norvégienne par téléphone, au nom de Patrick."

Je regarde Léo paniqué.

« - Merde ! La pizza ! Je l'avais mise sur la pelle et j'ai tout renversé ! »

Il me jette un regard consterné.

« - Tu as fait la pizza sur la pelle ? Mais tu m'écoutais pas ce matin quand je t'ai dit de jamais faire ça ? »

Je baisse la tête en rougissant, sachant pertinemment pourquoi je n'étais pas très attentive pendant ses explications.

« - J'ai pas du entendre ça, désolée… »

Il pose une main indulgente sur mon épaule.

«- C'est pas grave, tu écouteras mieux ton professeur la prochaine fois. Allez, je m'occupe de nettoyer pendant que tu en fais une autre » puis à l'adresse du client « Je suis désolé Monsieur nous avons eu un petit contretemps, je vous offre quelque chose pour patienter ? »

Le client, un cinquantenaire jovial, accepte un soda et nous retournons en cuisine. Une demi-heure plus tard l'affaire est résolue et la journée se termine sans nouvel incident.

Py.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant