𝙴𝚙𝚒𝚕𝚘𝚐𝚞𝚎, 𝙺𝚒𝚎𝚛𝚎𝚗, 𝙰𝚍𝚛𝚒𝚊𝚗

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L'air froid frappe le visage de Kieren.

La joue posée contre son bras sur le rebord de la portière à la vitre baissée, les secousses de la route agitant tout son corps à chaque tas de neige un peu épais, il observe l'immense plaine glacée qui précède l'entrée de la forêt du nord.

Sur le rétroviseur centrale, un petit loup blanc en crochet pend dans l'habitacle. Iris a eu besoin de quelques semaines de réhabilitation pour être à nouveau capable de parler normalement, de marcher sans tomber, et d'apprendre à se nourrir. Elle ressemble à Kieren sur de nombreux points, sauf sur leurs goûts en cannette de sang : elle trouve que celles des animaux ont un goût infecte.

Pour s'occuper, elle a passé des heures à regarder des tutos de crochet, assise dans le canapé, et a fini par leur faire un nombre impressionnant de choses : bonnets, petits animaux, une chemise, des portes-clés, et des gadgets à accrocher au rétroviseur.

— Je crois que la route est barrée, là-bas.

Kieren sourit en se redressant. Ses yeux parcourent les quelques mètres restant devant la voiture qui ne doit pas dépasser les trente kilomètres par heure avec toute cette neige, jusqu'à se poser sur le début des immenses arbres aux feuilles blanches et des sapins verts foncés.

Son cœur s'affole légèrement. Le regard d'Adrian coule vers lui, comme chaque fois qu'il perçoit ses battements. Kieren n'a pas besoin de se pencher vers leur lien pour savoir qu'il adore ce son.

— Elle est pas barrée, répond-il quand ils finissent par s'arrêter. Elle est juste terminée.

Plus loin, il n'y a plus que des villages qui vivent en autarcie, des cabanons isolés, et des habitants qui se déplacent en moto-neige. Une voiture par ce temps annuel serait ridicule.

Le moteur s'éteint, Kieren saute de la voiture. Il étend ses muscles, respire à fond, et se retient de fermer les yeux pour sonder la forêt. Adrian grogne en descendant et fait craquer son dos. Cela fait des heures qu'ils roulent : ils sont partis le matin, tôt, avec de l'essence à l'arrière pour ne pas avoir à s'arrêter et de petits sandwichs dans un sac.

Adrian les a tous avalés. Kieren s'est contenté de quelques délicieuses gouttes à son poignet.

— Alors, on fait comment ?

— On continue à pied.

Il fait beau aujourd'hui. Il ne neige pas, le soleil brille, c'est encore la belle saison. Les lacs sont moins gelés qu'à l'ordinaire, la forêt est encore à peu près réveillée.

Kieren lui retourne un sourire goguenard alors qu'il marche pour faire le tour de la voiture. Il ne contrôle ni sa force ni son poids, et ça craque sous ses pieds.

— On fait la course ? Si on veut y être avant la nuit, tu vas devoir suivre le rythme.

Il adore provoquer ça chez lui : le même petit haussement de sourcils indigné du début, et l'expression soudain sérieuse qui lui fait comprendre qu'il va se donner à fond.

— Tout droit ?

— Tout droit.

La seconde suivante, les vêtements d'Adrian se déchirent et un immense loup dépasse Kieren.

Ils courent sans s'arrêter, à toute vitesse, pendant presque deux heures. Au départ, Kieren s'émerveille d'enfin pouvoir se lâcher complètement, se souvenir de ses limites, les dépasser. Il se souvient de son enfance dans les fourrés, de ses nuits dans la tanière des loups, de ses courses effrénées alors que ses jambes ne suivaient pas encore le rythme.

A présent tout ce qu'il sent c'est le vent, l'odeur humide et froide de la neige, les arbres et leur sifflement, les petits animaux qui détalent sur leurs passages, et la respiration puissante d'Adrian à ses côtés. Chaque muscle qu'il voit bouger, quand il tourne légèrement la tête pour l'observer, le captive un peu plus. Sa fourrure qui s'agite dans sa course, ses yeux lumineux, ses oreilles souples, ses pattes puissantes.

Certains soirs, quand Adrian a envie de laisser l'animal en lui prendre un peu plus de place, ils dorment dans le salon, devant la cheminée. Kieren y ajoute une bûche, sent la chaleur lui picoter le visage, et choisit même un livre pour passer le temps. Adrian se couche dans son dos, contre lui, et pose son immense tête sur ses pattes pour fermer les yeux.

Il espère que ce soir sera l'un de ces soirs.

— On y est bientôt, dit-il d'une voix basse alors qu'Adrian commence à doucement ralentir, les poumons sûrement en feu.

Même les jambes de Kieren commencent à faiblir, et il sait que s'il le disait à voix haute alors son capitaine n'hésiterait pas à l'envoyer rejoindre Lace dans ses leçons complémentaires au gymnase.

Le reste du chemin, ils le font en marchant lentement. Cette fois Kieren ferme les paupières, passe une main dans la fourrure à sa gauche pour qu'Adrian le guide, et visualise leur chemin comme avant. L'air commence à se faire encore plus frais, une brume s'échappe de leurs lèvres, et la nuit se rapproche.

Ils arrivent dans la clairière au crépuscule.

— C'est..., déglutit Kieren en voyant la cabane, perdue seule près du lac, à moitié recouverte d'une épaisse couche de neige.

Adrian s'arrête, et lui avec. Son capitaine tourne la tête, fourre sa truffe dans sa nuque — sûrement pour lui rappeler sa présence, mais elle est difficilement oubliable de toute façon. Son soutien est plus important que tout le reste.

Plus important encore que l'absence d'un être que Kieren avait fini par espérer revoir ici. Son père n'est pas là. Ni dans la cabane, ni dans la forêt.

— Le bois n'a pas l'air trop pourri, remarque-t-il en s'approchant.

La porte a besoin d'être dégagée, puis d'un léger coup de pied vers le bas pour s'ouvrir, mais quand il entre c'est presque comme avant. Exactement comme il l'a laissé.

Un petit bruit se fait entendre derrière lui, et quand il se retourne c'est le corps humain d'Adrian qui l'entoure de ses bras.

— Ça va ? demande-t-il.

Sa voix, son souffle dans son cou ; Kieren sourit doucement. Adrian McHale est le seul loup à devoir redevenir humain pour passer les portes.

Si ça va ?

Il y a ses quelques livres, qui ont sûrement pris l'humidité mais qui sont toujours là. Sa couverture, sur l'unique lit de la pièce. Quelques jouets en bois, de quand il était bébé. Un loup sculpté, que lui avait fait son père. Un âtre de cheminé froid, avec quelques bûches déjà coupées à côté. Une table, deux chaises.

Ce n'était pas grand chose, mais c'était chez lui. Et il n'a pas assez pris le temps de dire au revoir, avant de partir. Le sang qui imbibait la clairière a depuis longtemps disparu, laissant la neige aussi blanche et pure qu'elle l'a toujours été.

— Oui, répond-il sincèrement. Oui. Ce n'est plus chez moi, ici, de toute façon.

Et il n'aurait jamais cru le penser un jour.

FIN

Fangs and RosesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant