Chapitre 1

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Gabriel jette un coup d'œil non assumé à l'horloge au-dessus de la porte. 15h37. Il s'arrache les cheveux. Pourquoi faut-il que le temps passe si vite, particulièrement lorsque l'on attend de vous que vous discouriez le soir même ? Le stress le gagne au fur et à mesure que les minutes et les heures passent, et plus il perd le contrôle de son corps, moins il n'arrive à écrire. Sa jambe gauche tremble, il se bouffe les ongles. Les phrases devant lui n'ont aucun sens, sont bateau. Il en a conscience et ça l'irrite. Il n'est pas si mauvais d'habitude, mais depuis qu'il a accepté ce poste de Premier Ministre, il n'arrive plus à rien. L'idée de faire la moindre erreur, le moindre bégaiement qui pourrait remettre en question toute sa légitimité, angoisse Gabriel.
Toujours planté devant sa page blanche, son iPhone lui fait de l'œil. Juste cinq minutes. Il se rend sur Twitter, il ne devrait pas, mais c'est une addiction. Il faut qu'il sache ce qu'ils disent. Ce qu'ils pensent. Certains tweets l'encouragent, le soutiennent. Ils nourrissent son égo un court instant. Mais le petit diable sur son épaule a besoin de quelque chose de plus fort, de plus sensationnel. Cette espèce de drogue où l'on ne plane jamais. Un bad trip constant. La majorité, des tweets sur son incompétence en tant que ministre de l'Éducation, beaucoup d'extraits vidéos d'interviews lui. Il analyse chaque parole, se rejoue la scène dans la tête, ce qu'il aurait dû dire, ne pas dire. D'autre tweets interpellant Emmanuel sur son choix. Pourquoi lui ? En quoi est-ce qu'il va aider les Français ? Un tweet du Rassemblement National mettant Gabriel face à ses propres contradictions. Il continue de scroller. On l'avait prévenu, il faut avoir les épaules solides lorsque l'on fait de la politique, mais ces derniers jours, les critiques ne sont amplifiées. Dans la rue, sur les réseaux, sur son lieu de travail même. Il les entend chuchoter, lorsqu'ils traversent les couloirs de l'Élysée.
Alexis finit par interrompre le rythme frénétique de Gabriel, entrant dans la pièce sans frapper, fidèle à lui-même.
— Tu es prêt ?
Gabriel jette un nouveau coup d'œil à l'horloge.
— Il n'est que 16h.
— On aimerait faire une répétition.
Le regard d'Alexis dévie sur l'écran de l'ordinateur, et sur la page, toujours blanche.
— Tu n'as rien écrit ?
   Son visage se durcit instantanément.
— Euh...
Gabriel n'a pas le temps de trouver quoi répondre qu'Alexis s'avance et saisit le pc d'un geste dont la brutalité traduit son agacement, puis il quitte la pièce en claquant la porte. Gabriel n'en revient pas. Il se lève de son fauteuil, fais quelques pas dans la pièce, dans l'espoir de retrouver un peu de clarté dans son esprit embrouillé. Il aperçoit son visage dans le grand miroir bordé d'un cadre doré, fixé sur le mur au-dessus de la commode, et dont le luxe contraste avec ce qu'il renvoie de Gabriel. Il a les traits crispés, des cernes grises sous ses yeux. Il s'efforce à se détendre. Putain Gabriel. Il se sent stupide, humilié par Alexis. Il a envie de rire face à son reflet fatigué, d'envoyer son poing dans un mur, un geste qui ne lui ressemblerait pas. Un joint. Il a envie d'un joint. Redescendre. Ce n'est qu'un discours, putain, comme les autres. Pas le premier, pas le dernier. Reprends-toi Gabriel.

19h47. Nora retouche les derniers détails, repoudre une dernière fois le visage de Gabriel. Des voix et des cris étouffés leur arrivent de la scène principale. À intervalles régulières, des vagues d'applaudissement font trembler le sol sous leurs pieds. Gabriel ferme les yeux, s'applique sur sa respiration.
   — Arrête de transpirer je t'en supplie ou je vais devoir aller braquer un Sephora.
Gabriel échappe un rire sincère de ses lèvres.
— Je suis désolé, je fais de mon mieux, promis.
Il ressent le sourire tendre de sa maquilleuse à travers ses paupières fermées. Nora a de ces yeux qui sourient quand elle vous regarde, quand elle vous parle, révélant des rides qui forment des rayons de soleil au coin de ses pupilles vertes. C'est la seule que Gabriel supporte dans son entourage politique. Il apprécie sa franchise, qu'elle ne soustrait jamais à sa bienveillance. Nora est plus vieille que lui, de pas tant que ça, Gabriel exagère, mais elle est plus sage, plus posée, de par son expérience.
— Tu sais faire, lui assure-t-elle, arrête de te tracasser l'esprit.
Il ne répond pas. Elle a raison, il sait faire ; cet exercice, il l'a réalisé des centaines de fois, devant des publics tout à fait différents, depuis qu'il est étudiant. Mais ce soir, c'est différent. C'est son premier discours en tant que Premier Ministre. Tous seront devant leur télévision, à analyser ses moindres gestes, les moindres mots d'un texte qu'il n'a même pas choisi, prêts à lui sauter dessus pour le moindre faux-pas. Cette simple idée lui retourne l'estomac. Gabriel sait déjà qu'il devra éviter les réseaux ce soir.

—...en tout cela, je vois la preuve que notre pays bouge, la preuve que les mentalités évoluent.
Gabriel souffle enfin. Il a posé le point final. Tous se lèvent et applaudissent. Il distingue difficilement les visages, ébloui par les projecteurs lumineux. C'est mieux ainsi, pense t-il. Il replie sa feuille qui contient les mots qu'il vient de réciter, posée sur son pupitre. Il ne veut plus penser à ce discours, qui le fait ressasser son humiliation de tout à l'heure. La pression redescend légèrement, mais ne le quitte pas complètement. C'est au tour des journalistes, il perçoit leur agitation dans la salle. À partir de maintenant, rien n'est écrit, il faut improviser. C'est un combat à mort qui commence. Qui fera sensation ? Gabriel se sent confiant, le discours à fait son succès, personne n'est censé savoir qu'il n'est pas de sa main. Quelques questions sur la politique de Renaissance auxquelles il répond correctement. Pas un mot de trop qui pourrait finir à la Une de tous les journaux le lendemain. Gabriel prend le temps de répondre, il structure ses pensées, comme il a apprit. Pas de bégaiement. Ce soir, il impressionne son audience, il le ressent. Il assoit sa place de Premier ministre. Voilà pourquoi j'ai été choisi. Il pense à Emmanuel, il sait qu'il le regarde, il espère gagner sa fierté.
— Monsieur Attal, le Rassemblement National s'est montré aux dernières élections comme un parti redoutable pour Renaissance, le craignez-vous ?
Question classique, en vérité. Il s'y attendait. Non, répond-il. Il a confiance en la stratégie de son parti, de ce qu'il représente, d'Emmanuel aussi, à qui il a toujours fait confiance.
— Seriez-vous à même de débattre avec Monsieur Jordan Bardella ?
Gabriel prend une seconde pour réfléchir, il n'a pas le droit à plus. Parce qu'il ne faut jamais avoir l'air de ne pas savoir en politique. Mieux vaut mentir, lui a t-on répété. Il aimerait répondre oui, mais ne connaît pas assez cet adversaire évoqué ce soir, et dont le nom commence à peine à circuler dans les médias. Or, il ne peut pas dire non non plus. Les gens y verraient sa peur de perdre face à un adversaire possiblement redoutable. La réponse de Gabriel est vague : elle ne dit ni oui ni non. De part sa manière à manier les mots, il satisfait son interlocuteur.

   S'il voyait la faille qui vient de s'ouvrir sous ses pieds.

La conférence de presse touche à sa fin. Gabriel rejoint les loges, exténué, s'écroule dans un fauteuil. Nora est toujours là, elle emballe ses affaires. Sa mallette noire, tâchée de fond de teint, est pleine à craquer, à deux doigts de se déchirer. Ça fait bien dix ans qu'elle la traîne partout où elle va. Tous les jours, c'est le même combat pour réussir à glisser la fermeture éclair jusqu'au bout. Gabriel l'observe faire, amusé. Un silence reposant règne entre eux, un silence qui contraste avec l'excitation d'il y a quelques minutes. Face à la baisse d'adrénaline que ressent Gabriel et qui lui fatigue subitement le corps, celui-ci éprouve soudainement le besoin de fermer les yeux. Il laisse ses paupières le plonger dans le noir. Puis il pense à ses parents, l'odeur du dîner qui montait jusqu'à sa chambre, à l'étage. La douce voix de sa mère, qui l'appelait, son frère et lui, les invitait à descendre. La chaleur du feu dans la cheminée. Les crépitements, le journal télévisé — les voix étouffées des présentateurs qui parvenaient à la cuisine— que ne manquait jamais son père. Un monde rassurant, lointain, dans lequel il aime si souvent retourner, chaque fois qu'il vit l'intensité de sa vie professionnelle.
— Bardella a tweeté sur ton refus de débattre avec lui, c'est antidémocratique selon ses mots, l'interrompt Nora à présent assise sur sa mallette.
— Je n'ai pas refusé, se défend Gabriel sans réouvrir les yeux, la voix éteinte.
Elle hausse les épaules, l'air de dire qu'elle n'y peut rien, qu'elle transmet juste les informations, rien de plus.
— Tu penses que je devrais le rencontrer ?
— Plie le en deux une bonne fois pour toutes, dit-elle, feignant une certaine innocence. Est-ce qu'elle parle toujours de Bardella ou de sa valise sous ses fesses ?
Gabriel repense au dernier face à face, une émission de débat, entre Emmanuel et Le Pen, en 2022. Son Président avait été largement au-dessus, magistral. Il avait fait parler de lui partout, sur les réseaux, sur les plateaux télévisées. Gabriel avait envié, admiré, sa popularité. Il s'est imaginé à sa place, félicité par tous autour de lui. Peut-être serait-ce là, l'occasion de réaliser ce fantasme.

La raison du plus fort (Bardella x Attal)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant