Chapitre 39

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   Jordan s'apprête à pousser la porte de la chambre de Gabriel lorsqu'il sent se poser sur son bras la main de Nora, l'interrompant dans son élan.
   — Jordan, dit-elle, la voix grave, ne fais pas le con, pas maintenant.
   — Ce n'était pas mon intention, répond t-il, presque vexé qu'elle ait pu penser une chose pareille.
   Puis il enclenche la poignée de porte, le cœur battant.

   Il est toujours là, assis sur le bord du lit. En même temps, où pourrait-il s'envoler... son visage qui s'illumine lorsqu'il aperçoit ses deux personnes préférées apparaître sur le pas de la porte, de ce sourire tendre et bienveillant qui retourne à chaque putain de fois l'estomac de Jordan. Il n'y arrive pas. À lui en vouloir. Il n'y arrive pas parce qu'il n'imagine plus sa vie sans lui, sans ce sourire capable de percer l'obscurité des ténèbres ; et pourtant, les démons de son enfance lui hurle de partir en courant, de tout envoyer balader, de ne pas reprendre un risque aussi important. Celui de la mort au bout du voyage.
— Vous étiez où ? demande Gabriel, le ton léger.
   — Régler deux trois trucs...
   C'est Nora qui répond, masquant son embarras. Elle qui habituellement adore les drama, elle n'est pas sûre d'avoir très envie de raconter à Gabriel comment Jordan vient à l'instant de frapper un type qui a fait de sauver des vies son métier, ou la manière dont celui là encore a apprit l'alcoolisme de son compagnon dont il pensait tout savoir.
   Jordan, lui, est incapable de faire un pas supplémentaire dans la pièce, ou ne serait-ce que de prononcer le moindre mot, la gorge bloquée, le cœur serré. Parce qu'à présent, il la voit elle. Il la voit à sa place, dans ce lit d'hôpital. C'est étrange parce que c'est un souvenir qui n'est pas censé exister et que son esprit vient visiblement d'inventer. Il ne l'a pas vu dans sa chambre les heures avant son décès, on lui en a interdit l'accès. Et pourtant, elle paraît si réelle. Ses cheveux bouclés remontés en un chignon négligé ; le bleu de ses yeux noyés dans la tristesse et la douleur ; ce sourire inconsolable qu'elle s'efforçait de garder, manipulant ses propres enfants à travers lui, manipulant son propre époux, le père de Clément et de Jordan qui sans cesse la défendait comme si c'était l'ange le plus pure au monde alors qu'elle n'était que violence et folie.
   — Jordan ?
   Ce dernier est interrompu dans ses divagations par Gabriel, dont le regard inquiet lui resserre davantage le cœur. Il la déteste. Il déteste la manière dont elle essaye de resurgir dans sa vie à travers Gabriel, comme si elle ne l'avait pas assez ruiné de son vivant.
   — Tout va bien ?
   — Oui, oui...
   L'absence dans les yeux de Jordan, occupé à chasser de sa vision le fantôme de sa propre mère, exprime tout le contraire. Gabriel, manifestement, n'ose pas approfondir le sujet.
— Je vais descendre tes affaires dans ma voiture, reprend Nora, qui elle-même n'a qu'une seule hâte : quitter ce lieu où l'atmosphère semble mystérieusement s'y alourdir, hanté des spectres du passé.
— Il vient avec moi ! intervient Jordan, d'une voix bien plus féroce qu'il ne l'aurait voulu.
Puis il se saisit, sous le regard confus de Nora et de Gabriel, du sac posé au pied du lit, avant de brutalement quitter la pièce.
— Il s'est passé quelque chose ? souffle Gabriel, troublé par ce comportement frôlant presque l'agressivité.
— Pourquoi tu ne lui as rien dit ?! s'écrit soudainement Nora, sortant de ses gonds, libérée enfin de la présence de Jordan dans la pièce, comme s'il venait d'emporter avec lui le nuage électrique qui au dessus d'eux menaçait de les foudroyer.
   Elle sent Gabriel se crisper ; elle le voit se refermer sur lui-même, à la manière dont ses yeux s'assombrissent, s'éteignent, à la manière dont il se courbe pour éviter son regard, un voile de tristesse recouvrant son visage.
   — Tu n'aurais pas dû l'amener avec toi... murmure t-il, sa voix se confondant au brouhaha étouffé provenant du couloir de l'hôpital.
   — Pour que tu puisses faire durer ton mensonge plus longtemps ?!
   Les mots de Nora semblent résonner avec une certaine brutalité dans la petite chambre, se répercutant contre les murs jusqu'à atteindre et faire vibrer douloureusement, de par la vérité qu'ils contiennent, le cœur de Gabriel.
   — Lui aussi, il m'a mentit concernant son mariage, je te signale, balance Gabriel sur le ton d'un enfant qui refuse d'assumer seul les responsabilités de ses actes.
   — Ah ! Très bien ! s'exclame Nora, affichant volontairement son sarcasme.
   Elle reprends, chassant le sourire narquois qui animait ses lèvres :
   — Donc tu sais ce que ça fait ? Tu sais ce que ça fait d'être blessé par un mensonge ?
   Ce n'est pas qu'un mensonge, pense Gabriel, c'est ce que je suis. C'est la raison qui explique pourquoi Stéphane est parti et c'est la raison qui expliquera pourquoi tous ceux après lui, y comprit Jordan, partiront aussi.
   — Depuis quand tu prends parti pour lui ? réagit Gabriel, refoulant les pensées qui lui lancinent le cœur.
   Il ajoute :
   — Il y a deux jours encore, tu le détestais !
— Parce qu'il est fou de toi, Gabriel ! clame Nora, ce type est fou de toi ! Il tuerait littéralement pour te garder !
Et l'entendre de sa bouche, comme si elle énonçait une évidence, brise un peu plus encore le cœur de Gabriel qu'il sent se consumer dans sa poitrine, pris du sentiment d'avoir déjà tout perdu.
— Et tu fais toujours pour détruire ce qu'il t'arrive de bien dans ta vie, continue tristement Nora.
— Il est fou de la version idéalisée qu'il s'est fait de moi, et ça m'allait très bien jusque là.
La voix de Gabriel est étrangement plus calme, plus posée, comme s'il avait dès lors accepté son sort. N'était-ce pas de toute manière censé arriver un jour ou l'autre ? Il aurait juste tellement souhaité en profiter plus longtemps ; profiter plus longtemps de ce qu'ils partageaient, les éclats de rires, les regards échangés, les instants hors du temps qui rendaient sa vie bien moins terne.
— Jordan va partir, explique Gabriel d'un ton bien trop neutre, parce qu'il ne supportera pas.
— S'il part, c'est que ce n'était pas le bon, et je me serai trompée.
Nora conclut, par ces mots criants de vérité et qui montent à l'esprit de Gabriel à une vitesse éclair, lui retournant douloureusement l'estomac :
— Et si tu penses qu'il y a deux partis et pas juste vous deux formant un tout, c'est toi qui a déjà tout faux.

La raison du plus fort (Bardella x Attal)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant