Chapitre 17

959 43 32
                                    


Gabriel entend le cliquetis des clefs dans sa serrure. Toujours assis sur le carrelage froid de sa cuisine, ses pleurs se sont calmés. Il n'en a plus la force. La tension liée à l'attente de nouvelles de Jordan pendant ces deux jours, l'empêchant même de dormir ; devoir traverser les rues de Paris de chez lui à son lieu de mariage — le mot est une épine dans son cœur — son travail, éreintant, pour lequel il ne peut laisser ses contrariétés personnelles déborder sur celui-ci ; tout ceci pèse physiquement sur ses épaules. Il est fatigué, se sent vide de l'intérieur. C'est ce même trou noir, qu'il retrouve si souvent, qui aspire la moindre pensée, la moindre émotion qu'il pourrait ressentir, et durant lequel plus rien ne semble le motiver.
Hugo apparaît dans l'encadrement de la porte de la cuisine, le visage complètement fermé.
— Qu'est-ce que tu fous par terre ? lâche t-il d'un ton cinglant.
   Il est en colère, parce qu'il a dû quitter son poste avant l'heure, pour un caprice. Parce que Gabriel ne comprend pas. C'est facile, lorsque l'on choisit ses horaires et que l'on gagne bien sa vie. Hugo ne s'en rend pas compte mais une partie de lui en veut à Gabriel pour ça, pour ce qu'il a, pour ce qu'il n'aura jamais. Plus encore parce que Gabriel ne semble pas avoir conscience de sa chance. Il ne foutrait pas son corps en l'air si c'était le cas.
   Gabriel ne répond pas. C'est toujours pareil, après ses crises. Il faut batailler pour obtenir un mot de sa bouche. Hugo n'a pas le temps de se battre. Il refuse de parler ? Pas son problème. Il a un vrai travail qui l'attend, lui. Il fouille dans ses poches, en sort le fameux sachet qui a causé et continue de causer tant de problèmes. Il le serre dans sa main, il pourrait lui jeter à la figure tant il se sent bouillonner de l'intérieur.
   — Tu ne vas te lever, hein ?
   Il s'accroupit face à Gabriel. Celui-ci ressent toute la violence qui émane du corps d'Hugo. Il se crispe, se referme davantage sur lui-même.
— T'es vraiment qu'un putain de drogué, tu fais pitié Gabriel.
Ce dernier ne semble pas entendre les mots horribles prononcés par son compagnon. Ils se répercutent contre sa carapace. Rien ne peut l'atteindre actuellement, encore moins des choses qu'il sait déjà, dont il s'est convaincu lui-même. C'est énervant, pour Hugo — et ceci malgré l'habitude de subir les crises de Gabriel — cette absence de réaction.
Il se relève, les poings serrés, surplombe Gabriel de toute sa hauteur. Puis, impulsivement, — un acte qu'il n'arrive pas à réprouver — il lui lance le sachet d'herbe au visage.
Gabriel réagit, place instinctivement ses bras devant son visage pour se protéger, ce qui ne l'empêchera pas de recevoir l'objet pile dans son œil gauche.
   La douleur est aiguë.
   — La prochaine fois, t'ouvriras ta gueule, balance Hugo.
   A peine Gabriel réouvre les yeux, ou plutôt celui qu'il est encore en mesure d'ouvrir, qu'il entend sa porte d'entrée claquer avec violence.
   Il a mal. Son œil brûle atrocement, si bien qu'il a l'impression de l'avoir perdu pour toujours. Des larmes chaudes s'en échappe. Gabriel saisit une nouvelle fois son téléphone, recherche la seule personne qu'il lui reste.
   — Ouais ?
   — No-Nora ? Tu peux venir s'il te plaît ?
   Nora, qui ne s'était pas remise de leur dernière dispute, se radoucit au moment même où elle entend la voix de Gabriel derrière le combiné, faible, tremblante, déchirée par la peur, par les larmes.
   — J'arrive, ne bouge pas d'où tu es.

— Merde !
Nora, à peine déboulée dans la pièce, se précipite sur Gabriel, le cœur battant. Elle a toujours été au courant, depuis qu'ils se connaissent, des vices — l'alcool, la beuh —  qui empoisonnent la vie de Gabriel, mais n'en avait jamais vu cet aspect. Il faut dire que Gabriel, conscient de son état misérable, méprisable même, lorsqu'une crise est de passage, à toujours cherché à protéger son amie, ou plutôt — il se ment à lui-même — à se protéger de sa réaction. La pitié dans le regard des autres, c'est tout ce qu'il fuit.
   — Qu'est-ce qui s'est passé, Gabriel ?
   Nora, accroupi devant lui, est paniquée. Gabriel le ressent à sa voix agitée.
   — Tu as bu ? Tu as fumé ?
   Gabriel secoue la tête en signe de négation, tenant toujours sa main devant son œil gauche, celui qui lui fait férocement mal.
— Tu es blessé ? Montre-moi.
Il retire sa main de son œil fermé. Nora déglutit. La paupière de Gabriel est rouge, gonflée. Il n'arrive pas à la réouvrir.
— Ok, ça va aller, dit t-elle, la voix tremblante, plus pour elle-même que pour son compagnon.
Elle l'aide à se relever, à enjamber les couverts dispersés sur le carrelage — elle s'en occupera après — jusqu'au canapé du salon, où elle l'installe avec une poche de glace à poser sur son œil meurtri.
— Il faut que tu me racontes ce qu'il s'est passé, Gabriel, tente t-elle une nouvelle fois.
Son silence lui serre le cœur. Nora ne l'a jamais vu dans un état pareil, autant refermé sur lui-même. Or, ils en ont traversé des choses ensemble, pour pouvoir l'emmener jusqu'où il se trouve aujourd'hui.
— Qui t'as blessé ? C'est Hugo ?
Ce ne serait pas étonnant. Elle ne l'a jamais senti, celui-là. Quelque chose dans sa manière d'être, son arrogance ; ce ton provocateur, suffisant, qu'il avait tendance à adopter ; son manque de tact. Nora ne comprends vraiment pas ce que Gabriel lui trouve. Il n'est même pas beau, pense t-elle.
Gabriel secoue une nouvelle fois la tête. Nora a bien une idée en tête... Elle se souvient de leur dispute, des raisons, des mots qui ont fait partir Gabriel au quart de tour.
— Est-ce que c'est... Jordan Bardella ?
Elle sent Gabriel se crisper. Bingo !
— Jordan Bardella t'a frappé ? enchaîne t-elle.
Gabriel se redresse, pressant toujours la poche de glace sur son œil. Il entrouvre les lèvres, s'apprête enfin à parler.
   — Il va... se marier.
   Sa voix est faible, enrouée. On sent qu'il doit forcer sur ses cordes vocales pour pouvoir s'exprimer. Néanmoins, c'est une première victoire, pour Nora.
   — Il s'est passé quelque chose entre vous ? se risque t-elle.
   Gabriel ne répond pas, mais ne secoue pas non plus la tête, comme il le faisait jusque là pour contredire son amie. C'est donc un oui.
   — Pourquoi est-ce qu'il t'a frappé ?
   — Il ne m'a pas frappé, se défend t-il immédiatement, du même ton étouffé.
— Alors quoi, Gabriel ?
Le visage de ce dernier se referme à nouveau. Gabriel s'enfonce dans son canapé, reculant. Il dévie son regard vers le plafond afin de retenir les larmes qui menacent. Nora a voulu aller trop vite, elle s'est emballé, n'a pas retenu son erreur de la dernière fois.
— Ce n'est pas grave, cède t-elle, complètement démuni, je vais rester ici ce soir et on en reparlera quand tu iras mieux, d'accord ?
Chaque chose en son temps.

Que s'est-il passé ? Gabriel porte ses doigts au bleu qui recouvre la moitié de sa paupière. Face au miroir de la salle de bain, tous les évènements de la veille lui remontent à la surface. Comment a t-il pu laisser Hugo, et surtout Nora — car ce n'est pas la première fois, concernant Hugo — , le voir dans un état pareil. Il ne pense pas au bleu, bien sûr, mais à son mutisme, son silence, son refus de coopérer, bien plus fort que lui. Comment a t-il pu se comporter ainsi. Un enfant. Il n'a été qu'un enfant, capricieux, obnubilé par qu'une seule chose, incapable de se remettre d'un pauvre baisé qui ne signifiait finalement rien. Il fait pitié.
Ses pensées sont interrompu par le claquement de la porte d'entrée de son appartement. Il rejoint le salon, trouve Nora, affairée, un sac de course sur chaque bras, les cheveux décoiffés, des cernes brunes sous les yeux.
— Gabriel ! Tu es réveillé, s'exclame t-elle, comment tu vas ? Je suis allée chercher de quoi manger, et j'ai ramené ton courrier au passage. Tu devrais regarder plus souvent, ta boîte aux lettres allait exploser.
— Euh... ça va... merci, répond Gabriel, confus par la quantité d'informations qui est montée subitement jusqu'à son esprit à peine réveillé.
Il remarque le sol de sa cuisine. Vide. Les couverts ont été rangés. Un coup de serpillière a même été passé. Il ne mérite définitivement pas Nora.
— Ça a l'air d'aller mieux, ton œil, dit-elle, au moins tu peux l'ouvrir.
— Oui, sourit amèrement Gabriel, c'est encore un peu gonflé mais ça va.
Puis il s'assoit sur son canapé, tend le bras pour attraper le tas de courrier posé sur sa table basse. Au milieu du nombre astronomique de publicités et de catalogues de magasin, une enveloppe, beige, pailletée, l'intrigue. Il l'ouvre délicatement, en sort une page cartonnée. Son cœur loupe un battement, s'arrête même.

Alice & Jordan ont l'honneur de vous inviter à leur mariage, ce samedi 26 août à 15h.

   Le culot. Le putain de culot.

La raison du plus fort (Bardella x Attal)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant