Chapitre 22

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   Les trois jours qui suivirent durèrent aux yeux de Gabriel une éternité.
Comment avancer dans vos projets quand une personne occupe la totalité de vos pensées, tout le temps. Les dossiers s'entassaient sur le bureau de Gabriel, tandis qu'il passait son temps à stalker les réseaux sociaux de Jordan afin de savoir ce qu'il faisait, comment et avec qui. Et surtout, quand est-ce qu'il rentrerait sur Paris. Bien qu'il se convainquait lui-même qu'il s'en fichait et qu'il pouvait rester autant de temps qu'il le voudrait sur Strasbourg, son comportement d'adolescent de quinze ans laissait tout à fait croire le contraire.
   Dix minutes maintenant que Gabriel repasse en boucle la story Instagram de Jordan concernant son dîner partagé hier soir avec d'autres députés européens dans un restaurant strasbourgeois.
Il s'arrête sur chaque visage apparaissants à l'image, les scrutant plusieurs fois afin de mieux les imprimer dans son esprit.
   — Ça avance, Gabriel ?
   Ce dernier sursaute dans son fauteuil, prit sur le fait. Nicole, sa ministre de l'éducation, se tient debout devant son bureau, le visage sévère.
   — Oui, oui.
   — L'interview est dans deux heures, mes fiches ne seront pas prête d'ici là, au rythme où ça évolue.
   — Elles le seront, assure Gabriel, reprenant celles-ci devant ses yeux.
   Son attention est particulièrement indisciplinée, en ce moment, étant constamment interpellée par d'autres pensées. Gabriel a beaucoup de mal à se concentrer, à rendre ses travaux à temps, ce qui se ressent sur l'humeur de ses collègues.
— Tant mieux, conclue Nicole d'un ton satisfait, avant de quitter la pièce.
Il semblerait qu'après la nuit que Jordan et lui ont échangé, Gabriel s'attendait à recevoir des nouvelles de sa part, ne serait-ce qu'un message via les réseaux sociaux — puisqu'aucun des deux n'a encore été capable de demander le numéro de l'autre — mais rien de lui est parvenu. 72h qu'il est parti maintenant, et pas un signe. Il l'a quand même laissé dormir dans son propre lit, nom de dieu.
   — Gabriel, la campagne ?
   Ce dernier relève les yeux. Cette fois-ci, c'est Amélie qui se tient devant lui, sans même qu'il l'ai entendu entrer. Il réalise que depuis la sortie de Nicole, il n'a toujours rien écrit, tenant son stylo en suspens au dessus de sa feuille.
   — La campagne ? répète Gabriel, confus.
   — La campagne contre l'homophobie dans le sport, celle que tu m'as demandé, tu as pu y jeter un coup d'œil ?
   Le regard appuyé d'Amélie — celui d'un détective prêt à analyser le moindre rictus sur votre visage qui trahirait votre culpabilité — le met subitement mal à l'aise. Parce que non, de un, il n'y a pas jeté de coup d'œil, et de deux, elle lui est complètement sortie de la tête, cette campagne qu'il a lui-même commandé.
— Euh, ouais, c'est pas mal, brode t-il.
   — Tu la valide donc ?
   — Je ne sais pas Amélie, laisse-moi encore un peu de temps.
   Celle-ci part dans un soudain grand éclat de rires, qui surprend Gabriel. Enfin, pas autant, Amélie a toujours marqué les autres par sa folie, par sa faculté à oser, et par ses réactions parfois excessives.
   — C'est très drôle Gabriel, ironise t-elle, parce que tu as l'air d'avoir oublié qu'hier tu m'as dit exactement la même chose.
   Gabriel déglutit. Ils ont évoqué la campagne hier ? Il ne s'en souvient même pas.
   — Je vais me mettre dessus, s'étrangle t-il, gagné par l'embarras.
   — Tu as bien intérêt.

Pas de nouvelle story depuis ce matin, et celle du dîner ne va tarder à s'effacer. Il la repasse encore avant qu'elle disparaisse. On n'y voit pas grand chose pourtant. Qu'une demi-seconde le visage de Jordan, souriant, l'air épanoui, au milieu de tout un tas d'inconnus.
   — Gabriel, tu m'écoutes ?
   Celui-ci relève les yeux sur Nora, qui l'interroge du regard. Assis depuis plus d'une heure sur une petite terrasse de la rue Miromesnil, tous les deux profitent des dernières soirées ensoleillées d'un mois d'août qui touche à sa fin. Enfin, Nora profite ; Gabriel étant, encore une fois, absorbé par son écran de téléphone.
— Oui, je t'écoute, il répond, reposant son iPhone, côté écran caché contre la table.
   — Je disais quoi alors ?
— Tu parlais de ta collègue là, qui t'a défoncé le truc qu'on met sur les yeux.
— C'était il y a quinze minutes, Gabriel ! s'écrit Nora, qui pourrait tout à fait lui jeter son verre de spritz à la figure dans l'espoir de le réveiller un coup.
   Évidemment, Gabriel ne lui a pas dit pour la visite de Jordan à 3h de la nuit. Nora l'aurait tué, pour ne serait-ce que lui avoir ouvert la porte. Elle l'aurait tué de manière très littérale. Elle l'aurait étranglé de ses deux mains, même.
   — Excuse-moi, se rend Gabriel, j'ai eu une journée chargée.
   Ce qui n'est pas faux. Il a bien fallu qu'il avance un peu malgré les distractions,
   — Tu n'as pas pris de vacances cet été, remarque Nora, subitement inquiète.
— C'est mes premières semaines en tant que Premier ministre, c'est trop tôt pour prendre des vacances.
Et de toute manière, qu'est-ce qu'il ferait ? pense Gabriel. Il s'imagine mal s'ennuyer seul chez lui à attendre que le temps passe, à résister à l'envie de trop abuser sur ces choses qu'il sait mauvaises pour lui. Quand il travaille, au moins, l'accès est restreint. Pas de bouteille de vodka ou de sachet d'herbe à portée de main.
— Tu n'as pas envie... — Nora réfléchit une seconde, les yeux levés vers le ciel, presque rêveuse — ... d'aller à la mer par exemple ?
Gabriel rit tendrement. Il apprécie l'attention particulière que lui porte Nora, ses yeux verts brillant au soleil, car probablement doit-elle s'imaginer elle-même bronzant sur le sable chaud, les vagues lui caressant les orteils.
— Je ne sais pas, Nora...
— Tu pourrais y aller avec — elle grimace — Hugo ?
Parce que malgré l'aversion qu'elle éprouve à l'égard d'Hugo, elle n'a pas d'autres choix que d'accepter leur relation. Elle ne saurait trop dire ce qu'ils sont — Gabriel ne pouvant l'expliquer lui-même — mais reste certaine d'une chose, moins Gabriel est seul, mieux il se porte. Et, elle en a été témoin avec Stéphane, Gabriel est quelqu'un qui a besoin de sentimentalité dans sa vie et qui ne peut se satisfaire à terme d'un simple plan cul.
— Juste imagine, ajoute t-elle, vous deux dans un restaurant sur la jetée... la lumière d'une bougie qui vous éclaire...
   — Arrête ça.
   Et pourtant, il ne peut s'empêcher de rêver la scène, à un détail près. Le visage de Jordan se substitue lentement à celui d'Hugo. Il aurait ce même grand sourire épanouit et heureux qu'il affiche dans sa story, mais à destination de Gabriel cette fois. Ses deux prunelles sombres refléterait l'orange de cette flamme dansante entre eux. Dans un monde idéal où aucun obstacle ne s'imposerait à eux ; un monde où ils feraient chacun un métier différent du leur, un métier où il leur serait permit en effet de se rendre ensemble quelque part en public sans risquer leur place et sans se retrouver à la Une des journaux le lendemain — ne pas dépendre des autres — ; un monde où Gabriel n'aurait pas à s'inquiéter des incertitudes et de l'instabilité de Jordan.
— Alors ? souffle Nora.
Gabriel sent son cœur se serrer. Comment pourrait-il y avoir le droit ? Même avec Stéphane, il n'a jamais atteint un tel niveau de sérénité, un tel niveau de liberté dans son couple. Ses choix de carrière l'ont condamné à rester loin des autres.
— Alors rien, c'est trop tôt je te dis.

La raison du plus fort (Bardella x Attal)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant