Chapitre 4

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Gabriel n'arrive pas à s'endormir. Il ne cesse de ressasser les événements de la journée. Après l'incident au restaurant, il n'a pas revu Jordan. Pour le mieux d'ailleurs. Il n'aurait pas su comment réagir. Mais maintenant qu'il est rentré, il s'en veut. Il aurait pu faire les choses autrement, ne pas se comporter comme un gamin prit sur le fait. Il n'aurait pas dû le reluquer autant, d'abord. C'était plus fort que lui. Pourquoi avoir fait ça ? Il se décortique l'esprit encore et encore, sans trouver le sommeil, se retournant plusieurs fois dans son lit. Vers 3h du matin, il se lève et décide de se rouler un joint. Il devrait arrêter, il le sait, mais ne peut s'y résoudre. C'est son seul remède contre le stress, quand Hugo est indisponible.
Il se pose sur le rebord de sa fenêtre. Il fait encore bon, dehors, malgré la nuit. Sa rue est calme, reculée. Il y a peu de passages. Gabriel ne vit pas dans un palace, contrairement à nombre de ses collègues. Il n'a jamais quitté son premier appartement, il y est très attaché. Il pourrait se permettre plus grand au vu de son salaire mensuel, mais n'en a pas envie. Il a un peu la flemme aussi, de devoir tout bouger.
Tandis qu'il tire une première bouffée qui lui remplit les poumons et l'esprit d'une épaisse fumée, il prend son iPhone en main et tape instinctivement Jordan Bardella sur Google.
   Comme il s'y attendait, il n'y a pas grand chose. Quelques photos de lui, souriant sur la plupart.Sa page Wikipédia qui retrace un parcours qui n'a rien d'original. Jordan Bardella est trop récent en politique. Gabriel n'apprendra rien d'interessant sur lui ce soir.
   Son joint terminé, l'esprit plus apaisé, il retourne au lit. Cinq minutes plus tard, il dormait à poings fermés.

   Ce sont les sons des graviers de la cour, écrasés par les pneus de la Citroën Crossback, qui sortent Gabriel de son travail acharné. Il n'a pas arrêté depuis tôt ce matin, n'a même pas pris le temps de déjeuner. Au programme de la journée : table ronde avec des députés de Renaissance ainsi qu'avec ses différents ministres, afin de pouvoir établir le bilan du mois écoulé ; en attendant le retour d'Emmanuel. Celui-ci a en effet quitté l'Elysée vers 13h30 pour partir à la rencontre de Volodymyr Zelensky, le président ukrainien. Une rencontre décisive, selon ses mots. Alors quand Gabriel entend le chauffeur d'Emmanuel pénétrer dans la cour, il se précipite pour aller l'accueillir, désireux d'entendre les nouvelles en avant-première.
Emmanuel est en costard, ensemble noire, chemise blanche, comme à son habitude. Il n'a pas transpiré, malgré la chaleur écrasante. Gabriel lui envie son élégance en toute circonstance. Jamais rien ne dépasse ou ne fait défaut concernant son apparence. Qu'il fasse chaud ou qu'il fasse froid, il reste propre sur lui. Ça en est inhumain.
Emmanuel passe l'entrée, se dirigeant vers son bureau, le pas déterminé, le visage fermé. Gabriel lui emboîte le pas.
   — Tout va bien ?
   — Ah Gabriel ! Tu es là. Prépare toi, nous partons.
   — Nous partons ?
Emmanuel se retourne vers son acolyte, regarde aux deux extrémités du couloir : personne. Puis il attrape le bras de Gabriel, qui se laisse faire, confus, et l'emmène dans un coin.
   — Je ne peux pas t'en dire beaucoup mais il y a eu un nouveau conflit avec Poutine, murmure t-il, nous partons pour Strasbourg ce soir.
   — Au Parlement Européen ?
   — Oui, je vais devoir accélérer l'entrée de Zelensky dans l'Europe.
Gabriel n'est pas sûr de comprendre quelle va être son rôle dans cette situation encore bien complexe mais tout ce qui peut le sortir de son quotidien est bon à prendre. Puis c'est toujours un plaisir de suivre Emmanuel dans ses déplacements : il admire son travail, sa répartie, son intelligence. Bien sûr qu'il désire lui ressembler. Inconsciemment, il a commencé. Pendant ses débats et interviews, Gabriel reprends ses mimiques, et ce ton sûr de lui, qui joue avec la limite du second degré, paraissant quelque peu condescendant aux yeux de certains.

   Emmanuel et Gabriel sont arrivés à Strasbourg dans la nuit, et ont directement rejoint l'hôtel. Leur intervention aurait lieu tôt le lendemain. Chacun dans sa chambre, il se sont rapidement couchés, épuisés par leur journée de travail et par les kilomètres qu'ils venaient d'accomplir. Sur le trajet, Gabriel a réalisé. Le Parlement Européen. Les députés du Parlement Européen. Jordan Bardella. Il allait recroiser Jordan Bardella. Il n'a pas parlé de sa rencontre fortuite à Emmanuel, n'a pas osé. Lui qui avait réclamé un débat avec le Rassemblement National, si son chef apprenait comment il s'était liquéfié face à l'opposition, pour qui Gabriel serait passé ? Un lâche sûrement. Demain, il ferait front, sauverait sa dignité. Il le fallait.

   L'édifice est sublime. Gabriel est déjà venu dans le passé mais à cette heure-ci c'est différent. Le soleil se lève à peine, donnant au ciel une couleur parme, mélange de violet et de rose. L'on croirait une peinture. Les lumières dorées s'échappant des centaines de vitres bleutées qui recouvrent la tour elliptique du Parlement se réfléchissent dans les eaux du Rhin. C'est un endroit qui vit même la nuit, un endroit impressionnant, de par sa grandeur, et de par ce qu'il représente : l'union entre tous les pays de l'Europe, la volonté d'avancer ensemble, la construction permanente d'un projet commun.
   Emmanuel et Gabriel rejoignent le dôme, derrière la tour. L'hémicycle s'y trouve. Le Président doit discourir dans quelques minutes. C'est un événement rare, révélateur de l'ampleur qu'a prit le conflit entre l'Ukraine et la Russie. Ce matin, Emmanuel va défendre l'entrée de Zelensky au Parlement.
Gabriel arrive seul en loges, plus petites, plus simples, qui ressemblent à n'importe quelles loges et qui contrastent avec les autres pièces du bâtiment. Il reconnaît tout de suite la mallette noire et tachée posée sur le comptoir en bois clair. Au même moment, sa maquilleuse préférée entre par l'issue de secours à sa gauche.
   — Nora !
   Le visage de cette dernière s'éclaircit. Elle porte une longue robe rouge carmin, qui met en valeur sa longue silhouette et son teint mât et bronzé.
   — Mon Gaby !
   Nora lui ouvre ses bras, souriante, puis l'enlace. Une odeur de cigarette mélangée au parfum envahit les narines de Gabriel. Des notes ambrées, orientales, chaudes, se mariant au froid et au sec du tabac.
   — Tu es venue ?
   — Bien sûr, répond t-elle d'un clin d'oeil, il va y avoir pas mal de journalistes, et vu ta tête, j'ai du travail.
Gabriel sourit. Il est rassuré de la voir ici, se sent moins seul dans l'immensité de cet édifice. Il n'aura pas à monter devant les 700 personnes qui composent l'hémicycle, mais quelque chose le tracasse. Il y a une boule dans son estomac qu'il ne saurait expliquer. Parler aux médias, devant une caméra, il a l'habitude, il le fait tous les deux jours si ce n'est pas tous les jours, ce n'est pas ça, c'est certain. Alors quoi ? Que lui veut son esprit ? Peut-être est-ce ce caractère grandiose, presque solennel, sacré, du lieu dans lequel il se trouve qui l'accroche aux tripes ?

   — Alors ce débat avec Bardella, ça en est où ?
Nora tapote son pinceau contre son poudrier, créant dans l'air un nuage de poussière blanche qui retombe aussitôt. La gorge de Gabriel se ressert. Il repense à l'événement du restaurant, comment il a tout saboté, comment il s'est ridiculisé et perdu toute crédibilité.
   — C'est à dire que...
Gabriel lui raconte. En détails. L'échange avec Emmanuel, le marché de producteurs, les toilettes. Du point A jusqu'au point B. Puis le ton, cassant, employé par Jordan Bardella.
   — Tu es au courant qu'il sera sûrement présent aujourd'hui ? lui demande Nora.
   Gabriel acquiesce. Bien sûr qu'il sait. Il redoute. Rien qu'en venant aux loges, il retenait sa respiration, sentait son coeur s'accélérer, à chaque tournant de couloir, appréhendant le fait de le croiser. Que ferait-il ? Lui serrerait t-il la main comme si rien ne s'était passé ? Lui adresserait t-il un simple bonjour, gêné ? Ou l'ignorait t-il totalement ?
   — Je crois que tu es en train de te prendre la tête pour pas grand chose.
   Nora lit en Gabriel comme dans un livre ouvert. Dix ans qu'ils travaillent ensemble. Elle a vécu avec lui ses victoires, ses défaites, connaît ses qualités et ses points faibles, ses pires moments d'embarras aussi, sait comment Gabriel réagit, comment il peut prendre certaines choses un peu trop à coeur parfois.
   — Ce n'est rien, ajoute t-elle, ok tu as merdé la dernière fois et alors ? Qui est au courant à part nous ? Tu peux encore prouver aux gens que c'est toi qui domine.
   Gabriel a de la chance, c'est vrai. Encore heureux que personne n'ai vu ça, il aurait perdu toute sa crédibilité, sinon. En politique, il faut savoir répondre à une attaque, avoir le bon mot, la bonne répartie, quitte à mentir. C'est ce que les gens retiennent de toi. Cet homme sait-il se défendre ? Sait-il défendre ses idées ? Pire encore, Gabriel aurait perdu crédibilité auprès de celui qui lui a donné sa place, Emmanuel. Son mentor, son modèle aussi. C'est inconcevable aux yeux de Gabriel. Il lui doit de rester à la hauteur.
   — Je n'aurais pas dû perdre mes moyens ce jour-là, explique t-il à Nora.
   — Tu es humain, Gabriel. Ces moments de faiblesse, ils arrivent à tout le monde.
   Non, pas à moi, pas comme ça. Gabriel n'est pas d'accord. On lui a donné un poste lourd en responsabilité, il a le devoir de l'honorer. Pas en tremblant devant un si petit adversaire, devant l'idée de devoir lui serrer la main dans un couloir.  Il a tant donné, tant sacrifié, pour entretenir la fierté dans les yeux d'Emmanuel. Gabriel n'aurait pas dû perdre ses moyens ce jour-ci.

La raison du plus fort (Bardella x Attal)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant