Chapitre 5

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L'hémicycle du Parlement Européen, c'est un lieu qui vous coupe le souffle, que ce soit la première ou la centième fois que vous passiez ses portes. De par sa hauteur d'abord, vertigineuse ; le plafond, plus proche des cieux que des hommes. On s'y sent minuscule, insignifiant. C'est un lieu où le silence règne. Marchant dans les pas de Simone Veil, Jean Monnet ou encore Anna Lindh, l'on ne peut que se taire. C'est un silence profond, empreint d'un respect immense pour ceux qui se sont dévoués avant nous à la construction d'un monde meilleur, léguant leurs armes aux suivants. Qui sommes-nous face à ces hommes et ces femmes qui ont leurs noms dans les livres d'Histoire ? Le genre de silence qui vous comble l'être, apaise votre cœur, vous remplit d'une énergie qui vous rend plus combatif, plus fort. Lorsque l'on passe les portes de l'hémicycle du Parlement Européen, pour la première ou la centième fois, quelques se passe en vous, un changement d'état. Nous sommes assiégés par le devoir : celui d'honorer et de reprendre le travail qui a été laissé par ses pairs.
Assis sur son siège, au plus près de la scène où Emmanuel est en train de discourir, Gabriel n'ose pas bouger, comme si le moindre mouvement pouvait changer l'ordre des choses. Son regard est perdu dans le vide, il n'écoute plus, victime lui aussi de l'énergie dont baigne le lieu. Ils sont plus de 700 autour de lui, les yeux braqués vers le Président, buvant ses paroles. Aucun n'excepte à la règle. Sauf Gabriel. Quand il a rejoint sa place, descendu les escaliers jusqu'au premier rang, il a parcouru l'assemblée des yeux, à sa recherche. Il a même scruté les balcons, au-dessus de lui. Jordan Bardella n'était pas là. Gabriel est presque déçu. Il aurait souhaité avoir l'occasion lui montrer que la scène au restaurant ne l'avait pas atteint. Ce n'est pas vrai, nous le savons, mais Gabriel s'est persuadé du contraire. Montrer à Jordan qu'il n'était pas du genre à trembler devant ses adversaires. Qu'en tant que Premier Ministre, il savait montrer force d'esprit et de caractère. Pas un adolescent timide, un homme avec du charisme, qui sait convaincre.
Gabriel est frustré. Il a envie de rentrer sur Paris. À quoi bon rester ici. Qu'Emmanuel finisse son discours et on se casse. Il en veut à Jordan Bardella. Où est-il d'abord ? C'est un événement important, il devrait être ici, à sa place, à écouter son Président. Faire son travail, en somme, ce pour quoi il est payé. Un abruti jusqu'au bout celui-là... Gabriel passe le reste de la séance à ruminer, jetant des coups d'œil vers le siège vide, à son opposé. Il fait tache au milieu de tous les députés présents, casse l'harmonie. Tout le monde est là, sauf lui. Il fallait que ce soit lui, bien sûr.
Après de longs débats entre Emmanuel et certains députés qui ont tenu à intervenir, certains pour apporter leur soutien à la décision concernant l'entrée de l'Ukraine dans l'Europe, d'autres pour s'y opposer, la séance touche à sa fin. Gabriel n'a pas vraiment suivi mais de ce qu'il a compris, un accord parfait entre tous les pays n'a pas été trouvé. Les discussions doivent reprendre cette après-midi, après le déjeuner. Gabriel se lève immédiatement pour quitter la salle. Des groupes se forment aussitôt pour échanger leurs points de vue sur la matinée qui vient de se dérouler, installant un brouhaha désagréable aux oreilles de Gabriel. Certains députés français l'interpellent, à droite, à gauche, il expédie les demandes, clôt les conversations, se précipite hors de la foule qui s'est éparpillée dans tout l'hémicycle. Puis il traverse le bâtiment à grandes enjambées, animé par le besoin de s'éloigner, de prendre l'air, par la frustration aussi, qui lui serre la gorge.
Le soleil tape déjà fort dans le ciel sans nuages. Gabriel s'accroupit sur l'herbe, au bord du fleuve, profite de sa brise fraîche sur son visage. Il tend la main dans l'espoir de toucher l'eau, probablement glacée, mais se ravise, réalisant avoir un peu trop joué avec son équilibre. S'il pouvait, il plongerait, dans son costume bleu foncé qui absorbe la chaleur du soleil. Il se contente de fermer les yeux, de calmer sa colère naissante, écoutant les clapotis de l'eau, les vagues répétées qui se forment au passage d'une péniche.
   — Tu te fous de moi, il en restait plein hier.
   — Tu connais les gens Jordan, il fallait te servir plus tôt.
Le cœur de Gabriel loupe un battement, il se relève instinctivement et se retourne vers le bâtiment, cherche sa voix, ce prénom qu'il vient d'entendre. Puis il l'aperçoit, accompagné, se dirigeant vers l'entrée du Parlement Européen. J'y crois pas... Jordan est en retard de plusieurs heures, a loupé la séance de ce matin, et ose arriver comme si rien n'était, bavardant. La colère de Gabriel se réveille d'un coup. Il reste planté là, le regarde entrer. Jordan ne le remarque pas, concentré sur sa conversation. Le cerveau de Gabriel bouillonne, réfléchit. Puis, prit d'une impulsion, il s'engage à son tour derrière lui. Il ne sait pas ce qu'il va dire, mais ses pas sont décidés. Il se rappelle les toilettes du restaurant, les mots de Jordan, durs, humiliants. Ces pensées alimentent sa colère. Gabriel arrive quelques pas derrière Jordan, dans l'entrée du bâtiment. Il le voit de dos. Ses épaules, carrées, musclées, qui lui donne de la grandeur, de l'autorité. Ne pas flancher...
   — Jordan Bardella !
Les mots de Gabriel résonnent dans le hall — vont jusqu'au plafond — plus fort qu'il ne l'aurait voulu. Jordan se retourne, surpris, accroche son regard à celui de Gabriel. Son visage montre de l'incompréhension.
   — Il y avait un conseil important ce matin.
Gabriel affiche un large sourire, joue dans la provocation. Il tient bon, sur ses deux jambes.
   — À moins que le sort des pays en guerre ne soit pas votre problème, enchaîne-t-il.
Jordan jette un coup d'œil autour de lui, gêné par la situation. Il congédie d'un signe discret l'homme qui l'accompagnait, puis s'approche d'un pas de Gabriel, vérifiant continuellement que les deux hommes soient seuls.
   — J'ai mes raisons, explique-t-il à voix basse.
   — Vu votre taux d'absence ici, vous devez en regorger, de bonnes raisons.
Gabriel attaque sur ce qui fait mal. Il s'est renseigné, évidemment, auprès des autres. Ce n'est pas un secret ici, dans les rangs de l'Assemblée, Jordan Bardella n'est pas connu pour être le plus assidu dans le travail Parlementaire. Certains ici ne connaissaient même pas son visage, ni son nom.
À la réflexion de Gabriel, Jordan se braque, se mord la lèvre inférieure, semble se contenir. Les bras le long du corps, il ressert les poings.
   — Vous ne savez rien... marronne-t-il, ça ne vous regarde pas.
   — Si, ça me regarde.
   — Non, ça ne vous regarde pas, insiste Jordan.
Silence. Les deux hommes se jugent du regard. Celui de Jordan est impénétrable. Ses yeux, sombres, presque noirs, ne laissent entrevoir aucune émotion. Gabriel recherche le moindre indice de faiblesse chez lui, en vain.
   — Si, ça me regarde, répète-t-il.
Nouveau silence. Chacun cherche l'issue à cette conversation, refuse d'être celui qui aura le dernier mot. Un champ électrique parait s'être créé autour d'eux, infranchissable. Aucun ne bouge, comme si la foudre pouvait les frapper à tout moment. C'est à celui qui flanchera en premier.
   — Gabriel ?
Les deux hommes lèvent soudainement la tête, les traits durcits. Nora est appuyée sur la rambarde de l'escalier en spirale, au-dessus d'eux. Elle interroge son ami du regard.
   — Tout va bien ?
Gabriel se racle la gorge, revenant brusquement à la raison. Jordan, lui, échappe un rire sarcastique. La situation est ridicule. L'échange est ridicule. Pourtant, ils ont plongé tous les deux à fond dedans. Les deux hommes réalisent. Gabriel est embarrassé, ne sait plus où se mettre. La chaleur lui monte au visage.
   — Peu importe...
Gabriel rejoint précipitamment Nora, sans regarder en arrière.
   — Tout va bien Gabriel ?
   — Tout va bien, merci.

La séance de l'après-midi a traîné en longueur. Les interventions se sont enchaînées. Il fallait trouver un accord dans la journée. Accepter l'Ukraine, oui, mais sous quelles conditions ? Quand ? Comment ? Gabriel s'est efforcé de suivre et d'écouter cette fois-ci, tentant tant bien que mal d'ignorer son regard, plus haut, qui pesait sur lui. À plusieurs reprises, leurs yeux se sont croisés, puis se sont aussitôt détourné, pris chacun sur le fait. Un coup de jus qui te fait retirer instinctivement ta main de la prise électrique. Une brûlure au contact du feu. Deux choses que l'on ne se fait pas se rencontrer.
À la fin de la journée, quand tout le monde eut accepté de s'arrêter sur une décision finale, certains à contrecœur ou d'autres sur la base de compromis, Gabriel a rapidement quitté le bâtiment pour rejoindre sa chambre d'hôtel. Il n'est pas passé par les journalistes, n'avait pas la tête à ça. Emmanuel lui reprocherait peut-être. Tant pis. Gabriel est exténué, a besoin de solitude, de silence. Il a besoin d'être un peu seul pour réfléchir. D'abord au résultat de ces longues discussions entre députés, les conséquences futures, son rôle durant les prochains jours. On lui demanderait sûrement d'en communiquer et d'en débattre dans les médias, sur les plateaux télévisés. On pourrait l'interviewer demain, en sortant de l'hôtel. Il fallait qu'il soit prêt, qu'il connaisse son sujet. Ensuite, réfléchir à son altercation. C'était stupide à voir, il le reconnaît, ne peut s'empêcher d'en rire seul. Peu importe oui... Jordan Bardella est vraiment un abruti...

La raison du plus fort (Bardella x Attal)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant