Chapitre 7

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Jordan s'est toujours considéré comme un homme de terrain. Être là, assis à écouter quelqu'un d'autre parler pendant plusieurs heures, comme un étudiant qui assiste à un cours d'amphithéâtre à la fac, c'est loin d'être son truc. Ce qu'il préfère, c'est la lumière des plateaux télés, la cacophonie des marchés, les bousculades dans la foule.
Les législatives, c'est sa chance. S'il est Premier Ministre l'été prochain, fini les longues sessions d'ennuie au Parlement - qu'il évite dès qu'il peut d'ailleurs - fini aussi ses collègues du Rassemblement National qui lui répète ce qu'il doit dire, ne doit pas dire, ce qu'il doit faire et ne pas faire. Il aura enfin l'ascendant sur eux, et connaît deux trois personnes qui risquent de devoir les quitter. Député de l'Europe, c'est juste un tremplin, un tremplin considérable, qu'il n'aurait pu obtenir sans l'appuie de son parti, il doit le reconnaître. Ni sans la relation qu'il a entretenue avec Nolwenn - il grimace en y repensant - la nièce de Marine. Leur rupture, c'était quelque chose. Les assiettes ont volé ce jour là. Nolwenn a eu beaucoup de mal à accepter le fait que Jordan soit choisi, à sa place, pour représenter le Rassemblement National, alors même que le sang des Le Pen ne coulait pas dans ses veines. Il fallait un visage jeune, charismatique, qui moderniserait et changerait l'image dépassée que les Français gardaient de l'extrême droite. Et c'est sur lui qu'ils ont placés leurs jetons. Forcément, il se sent redevable, même si les relations pourraient être meilleures.
Les pensées de Jordan sont interrompues par le bruit de battement de la porte du fond de l'hémicycle. Il se retourne, et aperçoit Gabriel Attal descendre l'escalier central discrètement jusqu'à sa place. Ça y est, Monsieur a dessaouler ? Jordan est étonné de voir son adversaire ici après tout ce qu'il s'est passé cette nuit. C'était un moment... étrange, qu'il préfèrerait oublier. Il a eu l'impression de devoir s'occuper d'un enfant en bas âge. Ingérable, bruyant. Tu m'étonnes qu'il est en retard. Et dire qu'il m'a fait la leçon sur mon absence la dernière fois... Il s'interroge sur ce que Gabriel, lui, en pense. Il serait embarrassé à sa place. Lui qui boit rarement une goutte d'alcool, ce qu'il a vécu cette nuit l'a conforté dans ses choix. Il serait curieux de lui demander comment il va. Gabriel était sacrément atteint. Jordan sourit, amusé. Il y a eu des scènes assez drôles, en vérité, même si Gabriel ne doit pas être du même avis.
A l'heure du déjeuner, Jordan décide de rejoindre la loge réservée au Premier Ministre, histoire de faire un bilan de son état, rien de plus. Simple geste de politesse et de bienséance, n'est-ce pas ? Après les heures qu'ils ont partagées, Monsieur Attal ne devrait pas faire le récalcitrant. Posté devant la porte, Jordan entend leurs voix, étouffés par l'épaisseur du bois.
   — Quand je disais décompresser Gabriel, je ne voulais pas dire enchaîner les verres jusqu'à ce que mort s'en suive.
   — Je sais, j'ai... tu peux garder tes leçons de morale pour plus tard ?
Jordan se décide à toquer, brisant le fil de leur conversation. Puis il pousse doucement la porte vers l'intérieur. C'est le reflet de Gabriel assis face au miroir qu'il découvre en premier. Il est blanc comme un linge. Des cernes brunes lui creusent le visage. À part ça - rien d'alarmant donc après ce qu'il a enquillé - ça a l'air d'aller. Les épaules droites, posture d'un premier de la classe, son regard inflexible, il est aux antipodes de ce que Jordan a vu cette nuit. Nora est debout à ses côtés, son peigne à la main, qui elle même s'est figée dans l'air, interrompu dans son mouvement. Tous les deux regardent Jordan d'un air étonné, la bouche entrouverte. Que fait-il ici, celui là ?
   — Je me demandais... enfin je passais juste... bégaye t-il, si tu... si vous alliez mieux ?
Gabriel et Nora échangent un regard confus, fronçant chacun les sourcils.
   — Par rapport à hier soir je veux dire, trouve nécessaire Jordan d'ajouter.
Le visage de Gabriel se décompose instantanément.
   — Comment ça par rapport à hier soir ? demande t-il, avalant difficilement sa salive. Il se retourne, toujours assis sur siège, pour se retrouver complètement face à Jordan cette fois. Ce dernier croit comprendre ce qu'il se passe. Il ne boit pas d'alcool mais en connais les ravages. Ne me dis pas que...
   — Tu ne... Vous ne vous vous souvenez pas ce qui est arrivé hier soir ?
   — Il est arrivé quoi hier soir ?
   Gabriel regarde Jordan d'un air grave, méfiant aussi. Il ne se souvient pas. Bien sûr qu'il ne se souvient pas avec les litres qu'il a avalé. Est-ce que c'est pour le mieux ? Sûrement. Les situations gênantes seront évités, pense Jordan. C'est un soucis en moins à gérer. Comme si ce n'était pas arrivé, rangé dans le rang des rêves. Voilà, Jordan a juste rêvé.
   — Peu importe... Vous allez bien, c'est le plus important.
   Jordan s'apprête à quitter la pièce, passer à autre chose, mais Gabriel ne compte pas en rester là.
   — Jordan, attendez ! Que s'est-il passé hier soir ?
Pourquoi est-ce que c'est si important ? Jordan s'en doute. Gabriel s'inquiète pour sa carrière, c'est normal après tout, il ressentirait la même chose si c'était son cas. Mais il y a quelque chose qui soudainement l'énerve dans le comportement de Gabriel, qui le frustre profondément. Comment peut-il agir aussi inconsciemment et venir pleurer pour sa réputation ensuite ? Il fallait y penser avant de se murger comme un goret, il a envie de répondre.
   — Personne ne vous a vu, se contente de rendre Jordan.
   — Dites-moi ce qu'il s'est passé.
   La demande est stricte, met Jordan au pied du mur. Gabriel le fixe du regard, cherche la réponse dans ses yeux. Jordan hésite. Ce n'est pas simple à raconter. Plutôt gênant même. Il n'est pas obligé de détailler, après tout.
   — Vous aviez bu et... je vous ai aidé à rentrer c'est tout.
   — Vous m'avez aidé ?
Au ton étonné de sa voix, Gabriel n'a pas l'air d'y croire. Sa réaction blesse Jordan. Il sent son coeur se serrer dans sa poitrine. Comme s'il ne pouvait pas mettre ses rancoeurs politiques de coté pour faire preuve d'un peu d'humanité. Après l'énergie qu'il a donné cette nuit pour le remonter dans sa chambre, il n'a même pas le droit à un merci. Est-ce trop demander ? Connard. Quel connard tu es Gabriel. Bourré ou sobre, tu te comporte comme le dernier des connards. Jordan se fait violence pour ne pas s'emporter.
   — Je n'aurais peut-être pas dû ?
La question reste en suspens. Gabriel ne répond pas. Il semble réfléchir à sa réponse. Ce silence sonne déjà comme un non, tu n'aurais pas dû dans l'esprit de Jordan. Son coeur se serre plus douloureusement.
   — Je vois...
Il fait demi-tour, ne peut retenir cette fois le connard qu'il murmure du bout des lèvres en quittant la pièce, assez fort néanmoins pour qu'il arrive aux oreilles de Gabriel.

Connard. Le mot se plante en plein cœur. Son estomac se retourne. Il voudrait vomir là tout de suite les litres qu'il a bu. Merde ! Nora reste silencieuse, toujours planté à côté de lui, visiblement choqué par l'échange auquel elle vient d'assister. Quelques secondes où Gabriel oscille entre rester ici ou se lever et partir à la poursuite de Jordan. Quelques secondes qui semble être une éternité. Et plus elles s'enchaînent, plus Jordan s'éloigne. La vérité avec lui. Putain, merde !
Gabriel prend sa décision. Il se lève et quitte précipitamment la pièce. Tant pis, il faut qu'il sache. Jordan ne mentait pas. Gabriel a suggéré le contraire, il n'aurait pas dû. Ce n'était pas cool de sa part, pas s'il l'a aidé. L'a t-il réellement aidé ? Oui, d'accord, sûrement. Il n'aurait pas été touché à ce point par la remarque de Gabriel si ce n'était pas le cas. Il s'en veut, revoit son regard qui s'assombrit. Il n'aurait pas dû.
Gabriel traverse les couloirs, ouvre des portes, fait demi-tour, revient en arrière, finit par sortir du bâtiment, du coté du parc Léopold. Il aperçoit finalement Jordan, assis sur un banc à l'ombre, sous un tilleul en fleurs. Il est en train de lire. Gabriel prend son courage à deux mains, inspire, expire. Il s'approche prudemment.
   — Jordan ?
Celui-ci relève la tête, referme son bouquin, interroge Gabriel du regard.
   — Je vous présente mes excuses.
Il fait chaud. Les deux hommes sont obligés de plisser les yeux pour se voir, éblouis par le soleil qui se réfléchit contre le chemin de graviers blancs.
   — Pour ?
   — Merci pour votre aide.
Silence.
   — Je vous en prie.
Jordan replonge dans son bouquin. Les deux hommes sont quittes, passons à autre chose.
   — Racontez moi ce qu'il s'est passé cette nuit.
Non, ils ne seront pas quittes tant que Gabriel n'aura pas tous les détails de l'histoire. Pourquoi son costume était-il trempé, alors qu'il n'a visiblement pas plu ? Jordan referme à nouveau son roman, soupire longuement.
   — Très bien, cède t-il, allons au frais.

La raison du plus fort (Bardella x Attal)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant