Chapitre 21

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(Courtes parenthèses, chers lecteurs, pour vous dire que j'ai une affection particulière pour ce chapitre, qui marque un tournant dans les sentiments des personnages. Je vous le livre avec fierté et j'espère qu'il vous plaira autant que j'ai pris du plaisir à l'écrire. Bonne lecture.)

   — Comment tu as su... que tu étais gay ?
Gabriel ne s'est pas encore remit de la présence de Jordan, sur le pas de sa porte, comment accueillir alors cette question, posée en toute franchise, en plein milieu de la nuit, et renforçant l'idée de par son aspect inattendu que tout ceci n'est probablement qu'un rêve.
   — Il-il est 3h du matin, balbutie Gabriel, confus.
   — S'il te plaît, répond à ma question, insiste Jordan.
   Gabriel reste figé sur place, ne sachant comment réagir. Il y a deux jours encore, ils se battaient presque. Il y a trois jours, il apprenait son mariage. Il ne pensait pas honnêtement le revoir de sitôt, l'acceptait presque, aidé par l'ivresse de l'alcool, par la beuh, chassant toute émotion, toute pensée, qu'il ne saurait admettre. Gabriel avait ressassé les mots de Nora, dans la voiture, en rentrant de chez Jordan. Tu as l'air tout à fait prêt à le laisser te détruire. Ils résonnent dans sa tête, tandis que Jordan se tient face à lui, l'implorant du regard dans l'obscurité du couloir.
   — Réponds à ma question, le supplie t-il, et si tu veux que je disparaisse ensuite, je disparaîtrais.
   L'esprit de Gabriel est traversé par des pensées contradictoires. L'impression de se faire malmener d'abord. Le souvenir amer de l'humiliation, du rejet, de son indifférence, lui revient. Tout ça, les pleurs, la douleur, les crises, pour que Jordan finisse par revenir mendier sur le pas de sa porte ?
   Et d'un autre côté... sa présence, l'aura qu'il dégage, quelque chose de tendre, d'innocent, lui remplit un vide dans le cœur.
   — Entre, cède Gabriel, se poussant sur le côté.
   Parce qu'encore une fois, c'est la faiblesse qui l'emporte. Sa voix n'en reste cependant pas sèche et déterminée à ne pas succomber à tout risque de nouvelle blessure affective.

   — Attends-moi ici. Assis-toi.
Car Gabriel l'avait oublié : il est en caleçon. Cachant de la même manière son visage qu'il sent s'empourprer, il se rend quelques secondes dans sa chambre, enfile précipitamment un jean, pousse l'amas de vêtements qui traîne au sol sous son lit — on ne sait jamais ce qui peut de passer —, avant de revenir au salon, où Jordan, obéissant, s'est assis sur son canapé.
Gabriel est soudainement gêné de le voir dans ce décor, son appartement n'ayant rien à voir avec la demeure que Jordan habite. C'est bien plus petit, bien plus modeste. Il n'est plus question ici de meubles en bois de cerisier massif mais de kits IKEA montés à l'arrache et qui risque de casser au moindre coup.
— Tu-tu veux boire quelque chose ? propose Gabriel d'une voix faible.
— Non, merci, ça ira, j'ai juste besoin d'une réponse.
Une idée, presque sordide, traverse soudainement l'esprit de Gabriel. Des réponses à ces questions, il n'a demandé que ça ces derniers jours, sans vraiment en recevoir.
— Très bien, dit-il, s'asseyant à son tour, pour chaque question que tu me poses, j'ai le droit à une question en retour.
Il sent Jordan se crisper, avant d'accepter sa proposition, n'ayant pas vraiment le choix. C'est le prix à payer et il est prêt à s'y résigner, conscient du mal qu'il à déjà fait jusque là.
— D'accord, alors, comment tu as su, que tu étais gay ?
   Gabriel s'enfonce dans le coussin du canapé, suivi du regard par un Jordan attentif. Il essaye de remonter jusqu'aux souvenirs de son adolescence. À ses années lycée, plus particulièrement. Marquées par le harcèlement, les bousculades, les insultes homophobes à un moment où il se découvrait encore — les autres ayant compris bien avant lui qu'il aimait les hommes — , Gabriel avait tout fait pour les oublier. Il avait brûler ses cahiers et tout objet physique susceptible de lui rappeler ces douloureux instants de sa vie. Y replonger, alors même que l'eau a coulé sous les ponts depuis, est une véritable épreuve.
   — J'ai commencé à me poser des questions à chaque fois que je sortais des vestiaires des garçons, explique t-il, je m'y sentais mal à l'aise.
— Pourquoi ?
   — J'avais honte de mon propre regard, celui que je portais sur eux, je crois.
   C'était un enfer, en réalité. Cette impression de violer l'intimité des autres par son unique présence. Par son existence même. La peur aussi qu'un regard soit mal compris, mal interprété, alors qu'on le traitait déjà de tafiole dans la cours du lycée.
   — À moi de poser une question, enchaîne Gabriel, s'efforçant d'oublier ce pénible souvenir qui le ramène à une époque qu'il aimerait laisser loin derrière lui.
   Il demande :
   — Pourquoi cette question ?
   Un sourire timide, presque embarrassé, apparaît furtivement au coin des lèvres de Jordan. Une drôle de sensation, légère, douce, lui embaume le cœur. La conviction profonde que quoi qu'il dise, il ne sera pas jugé. Qu'ici, dans l'intimité et l'obscurité de ce petit appartement parisien, il pourrait parler librement, recevoir une oreille qui l'écoute réellement.
— Parce que... je repense beaucoup au...
Jordan s'interrompt, sa gorge se nouant. Son cœur bat rapidement dans sa poitrine. Oserait-il évoquer ce moment qui l'obsède tant.
— Au baisé ? souffle Gabriel, prenant Jordan au dépourvu.
   Ce dernier déglutit. Il ne pensait pas l'entendre de la bouche de Gabriel, incapable de son côté d'avouer que pour lui aussi, ce baisé occupe l'entièreté de ses journées et de ses nuits.
   — Oui, s'étrangle Jordan, les joues rougissantes.
   Un court silence s'installe, chacun se plongeant dans ses propres pensées, ressassant cet instant, dans les toilettes de la Rotonde, qui les a lié malgré eux. Pas un silence gênant, contrairement à ce que l'on pourrait croire, mais un silence s'imprégnant de cette connexion intime qui se construit ce soir entre Jordan et Gabriel, où l'absence de mots en dit plus qu'une présence excessive.
   — Tu as dit que tu avais commencé à te poser des questions, finit par reprendre Jordan, se raclant la gorge, mais quand est-ce que tu as su, vraiment, que tu étais gay ?
   Gabriel hausse les épaules, essaie de retrouver le moment précis où, en effet, il a su. Ce sont en fait des dizaines, des centaines d'instants qui lui reviennent. Des heures de questionnement, d'incertitudes, de retours en arrière.
— Ça c'est fait progressivement, je dirai, répond t-il.
Jordan hoche silencieusement la tête, recevant l'information. Il n'arrive pas bien à faire la parallèle avec ce qu'il vit. Ça ne l'aide pas vraiment à mettre ses idées au clair, dire le contraire serait mentir. Tout ce qu'il sait, là maintenant, à 3h passé de la nuit, c'est qu'il voudrait que ce moment dure longtemps, que jamais le soleil ne se lève pour interrompre leur soirée.
— Pourquoi est-ce que tu n'es pas venu à mon mariage ? murmure t-il subitement, la voix marquée par la déception.
Gabriel se crispe. Depuis un moment déjà, il évite du regard l'alliance glissée à l'annulaire gauche de Jordan, qu'il avait remarqué dès l'instant où il lui avait ouvert la porte.
— Ma présence aurait-elle changé quelque chose ? demande t-il, déjà convaincu de la réponse.
Non, ça n'aurait rien changé, pense t-il, excepté la peine qu'il aurait ressenti à la vue de Jordan partageant l'autel avec Alice, en les écoutant échanger leurs vœux, l'un après l'autre.
— Je ne sais pas... répond Jordan, à voix basse et contre toute attente, peut-être que ça aurait changé quelque chose.
L'atmosphère à changé du tout au tout. Leurs visages sont plus proches, facilitant la confidence ; assis tous les deux côte à côte, leurs cuisses se touchent, sans même qu'ils s'en soient rendu compte. Gabriel ressent sur lui le regard de Jordan, son intensité, sa chaleur, qui passent de ses yeux à ses lèvres. Il tressaille. Parce qu'il sait que ce que Jordan s'apprête à faire, encore une fois. Gagné par la panique, il se hâte à changer de sujet :
   — J'ai deux questions de retar-
— Je peux ? le coupe Jordan, chuchotant près du visage de Gabriel, les yeux plongés dans les siens.
Ce dernier puise en lui toute la puissance, toute la force nécessaire, pour refuser. Et ce malgré le fait qu'il en meurt d'envie, lui aussi. Irrésistiblement.
— Je ne peux pas... souffle Gabriel, son cœur se serrant douloureusement dans sa poitrine.
Jordan sent ses propres organes se briser en milles morceaux, d'une violence qu'il n'aurait pas soupçonné. Davantage encore quand il perçoit le mouvement de recul de Gabriel, qui se relève, fuyant son regard et rompant le contact entre leurs deux corps qui se touchent.
— Je suis désolé, ajoute Gabriel, la voix brisée, parce que tu ne sais pas... et que je ne suis pas prêt à revivre ça.
Car qui lui dit, à Gabriel, malgré l'espoir qu'a fait renaître cette conversation sur la possible homosexualité de Jordan, que ça ne sera pas que des questionnements sans fondements, qu'il n'ira pas le lendemain retrouver Alice, avec qui il est marié, ne se rendra pas compte finalement que la personne que Jordan aime de manière inconditionnelle, c'est elle, et personne d'autre. Et parce que Gabriel a ressentit assez de peine jusque là.
Embarrassé, blessé par la situation, par le rejet qu'il vient de vivre et qu'il pense mériter, Jordan se relève à son tour, se résignant.
— Je comprends, je vais partir, dit-il, précipité par les évènements, je dois partir tôt pour Strasbourg demain, de toute manière.
— Tu veux dormir ici ? propose Gabriel sur un coup de tête, regrettant aussitôt ses paroles.
Comme si, après l'avoir repoussé, il lui en devait une. Il subit rapidement le besoin de se justifier, rougissant, face à l'ambiguïté de la situation :
— Je veux dire, la gare est plus proche d'ici. Et il tard. Je resterai sur le canapé.
   Et parce que, malgré tout, Gabriel apprécie sa présence, dans le vide de son appartement. Qu'il n'a pas envie de voir Jordan repartir déjà, sans savoir quand est-ce qu'il le reverra pour la prochaine fois, s'il le reverra même. Une manière d'allonger le temps qui leur est consacrée, de tricher en quelque sorte. 
   — Tu es sûr ?
Non.
   — Oui.
   Jordan fait mine de réfléchir un instant, l'histoire de redorer un peu son égo après le râteau qu'il vient de se prendre, sa décision étant déjà toute prise depuis le moment où Gabriel a énoncé sa proposition.
   — D'accord, je veux bien rester alors.

Couché dans son canapé trop petit pour y être allongé, Gabriel entend depuis son salon, la porte de sa chambre étant restée entrouverte, les profondes respirations de Jordan, endormi dans son lit. Il a dû mal à croire que tout ceci soit réel. Le savoir ici, la nuit même de son mariage, c'est tout de même absurde. Il ne comprend pas très bien la nature de leur relation, mais Gabriel a particulièrement affectionner le fait de pouvoir se confier à lui. C'est le premier en vérité, avec qui il a pu évoquer les traumatismes de son adolescence ; parce qu'il n'avait jamais eu l'occasion auparavant d'échanger avec quelqu'un qui se questionnait sur sa sexualité, n'est sorti qu'avec des hommes gays confirmés. Les incertitudes de Jordan ont cependant leurs désavantages : le risque d'être blessé, de ne rester à ses yeux qu'une expérience, une digression, un moment d'égarement que Jordan regretterait plus tard. C'est pourquoi il ne peut se résoudre à s'égarer lui-même. Pas une seconde fois. La peine serait trop grande, plus puissante, plus dévastatrice que la première.
   Mais il n'en reste pas que Gabriel garde en attendant fond de lui cette minuscule étincelle d'espoir, à laquelle il s'accroche fermement, qui continue de survivre malgré les pluies, et qui pourrait être un jour à l'origine d'une grande flamme.

C'est le remue-ménage produit par Jordan dans la cuisine qui finit par réveiller Gabriel. Ouvrant les yeux, il est directement éblouie par la lumière du soleil qui s'infiltre par la fenêtre grande ouverte. Il lui faut un temps d'adaptation avant se souvenir de la raison qui explique qu'il soit non pas dans sa chambre mais dans son salon. Il se lève, complètement courbaturé, les cheveux en bataille, des cernes bien marquées après la nuit qu'il vient de passer.
   La scène qui s'ouvre devant ses yeux en entrant dans sa cuisine lui fait frôler l'arrêt cardiaque. Jordan est aux fourneaux, le tablier de Gabriel autour de la taille. Ce ne serait que ça... Il y a de la farine partout, sur toutes les surfaces jusqu'à ses cheveux. Les placards et tiroirs sont tous ouverts, n'ont pas été refermés. Des coquilles d'œuf jonchent le sol, et une épaisse fumée grise, qui vous pique la gorge et les yeux, remplit la pièce.
— Tu n'es pas censé être à Strasbourg ?
C'est tout ce que Gabriel trouve à dire, devant ce spectacle, qu'il choisit délibérément d'ignorer, malgré la stupeur qu'elle a produite en premier temps.
   Jordan se retourne quelques secondes, offre à Gabriel un large sourire.
   — J'ai raté le premier train, dit-il d'une voix enjouée, je vais prendre le prochain.
   Gabriel repense aux mots de Valérie, aux retards et absences répétées de Jordan. Il pourrait lui poser la question, mais n'ose pas, n'a pas envie de gâcher les quelques minutes qu'il leur reste.
— Pour le bazar, ne fais pas attention, je nettoierai après, ajoute Jordan, j'espère que tu aimes les pancakes.
— J'aime les pancakes qui ne sont pas cramés.
Jordan rougit à la remarque de Gabriel, qui s'avance pour prendre sa place aux fourneaux.
— Pousse-toi, dit-il, de un, ton feu est trop fort.
D'un geste rapide et sous le regard attentif de Jordan, Gabriel tourne le bouton de la cuisinière, réduisant ainsi la flamme.
   — De deux, on utilise pas une fourchette dans une poêle, tu risques de la rayer. Passe-moi la spatule, deuxième tiroir à gauche.
   Jordan obéît, passe l'ustensile à Gabriel, qui s'en sert pour retourner le pancake déjà formé. Comme s'il avait fait ça toute sa vie, pense Jordan, qui ne peut décrocher le regard de ce qu'il se passe. Des mains musclées de Gabriel, manipulant sa poêle et sa spatule comme un chef, de son visage, à peine réveillé, cerné, concentré dans sa tâche. De ses cheveux, complètement décoiffés. Jordan se surprend à sourire. Il ne s'en rend pas compte, mais progressivement, subtilement, il est en train de tomber amoureux de Gabriel.
   — Voilà, c'est mieux non ? s'exclame ce dernier, renversant son œuvre, un pancake parfaitement cuit, doré comme il faut, sur la pile de ceux déjà cramé par Jordan.
   — C'est magnifique, dit ce dernier, mais je dois filer si je veux mon prochain train.
   Sur ces paroles, il se débarrasse de son tablier qu'il passe autour du cou de Gabriel, visiblement prit de court par cette soudaine proximité, à la manière dont ses joues s'empourprent au contact des mains de Jordan effleurant sa peau.
   — C'est toi qui me les fera, ces pancakes, la prochaine fois, ajoute t-il, partant en direction de la sortie.
— Tu as dit que tu nettoi-
Gabriel n'a pas le temps de terminer sa phrase qu'il entend la porte d'entrée claquer, plongeant l'appartement dans un silence presque morbide, dans cette solitude à laquelle Gabriel pensait — à tord — s'être habitué, et avec laquelle il va devoir à nouveau cohabiter. Il sent son cœur se serrer. Sa présence lui manque déjà.

   Attends quoi ?! La prochaine fois ?! Quelle prochaine fois ?

La raison du plus fort (Bardella x Attal)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant