Chapitre 3

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   Gabriel ouvre les yeux, à demi éveillé. Il réalise très rapidement que son iPhone est en train de sonner, tend le bras vers la table de chevet pour l'attraper. La lumière du jour, qui s'infiltre entre les rideaux, l'éblouie. Il doit être au moins 9h. Alexis Grivard est affiché sur son écran.
— Allô ?
— Oui Gabriel, ça fait trois fois que j'essaye de t'appeler.
— Désolé, j'étais... sous la douche, ment Gabriel, dont la voix rauque pourrait facilement le trahir.
   S'ensuit quelques secondes de silence, pendant lesquelles Alexis semble analyser la véracité du propos.
— Je vois. Emmanuel souhaiterait que tu te rendes au salon des producteurs de Chaville aujourd'hui.
   Gabriel regarde l'heure. Il est bien 9h17. Ça faisait un moment qu'il ne s'était pas réveillé aussi tard, qu'il n'avait pas autant dormi. Ses journées commencent généralement au lever du soleil, voire avant, et ce depuis plusieurs années.
— Maintenant ?
— J'ai dit aujourd'hui.
— Très bien, cède Gabriel.
   Il va partir au plus tôt. Ce genre de visites, c'est plutôt un plaisir. Ça lui change de son quotidien au bureau. Quelques incidents se produisent parfois, mais les gens sont la plupart du temps accueillants, servent à boire et à manger. Les verres de vins et de champagnes servis par les producteurs s'y enchaînent vite, aide à confronter et à débattre avec ceux qui se rebellent un peu trop.
   Sous la douche, Gabriel repense à sa soirée d'hier soir. Hugo agit comme un con parfois. Souvent même. Gabriel à l'habitude, a conscience qu'il ne devrait pas, cependant c'est le seul qui comble une partie de Gabriel dans sa vie, c'est celui qu'il appelle quand il a besoin de se défouler, de penser à autre chose. Hier soir, il avait besoin d'oublier le refus d'Emmanuel, vécu comme un premier échec, et ce ton sec, presque humiliant, qu'il a employé. Hugo n'est pas son petit ami, juste quelqu'un avec qui passer du temps sans jugement, sans prendre le risque de se faire insulter de pédé. Il n'a pas franchement envie de se disputer avec lui et de se retrouver seul, de devoir parcourir les sites de rencontre et les sites un peu plus louche qu'il a pu fréquenter après sa dernière rupture, donc il pardonne.

   Il est plus de 10h lorsque Gabriel quitte son appartement. Son chauffeur l'attend en bas dans une Peugeot 5008 noire, blindée. Une heure plus tard, ils arrivent dans les rues de Chaville, petite ville des Hauts-de-Seine. Sa garde est déjà présente, prête à l'entourer de part et d'autre. Il fait beau temps, le soleil de midi tape déjà fort sur la ville. Le costume de Gabriel va vite devenir lourd à porter. Il y a déjà énormément de foule dans la rue où se tient le marché. Aussitôt garée, beaucoup s'amassent autour de la voiture. En voyant la garde, ils ont compris. Dans cette Peugeot aux vitres teintées, il y a quelqu'un d'important, quelqu'un qu'ils adulent, ou quelqu'un qu'ils détestent. Gabriel se prépare à vivre un moment intense, profite une dernière fois du silence, ressert sa cravate, essuie ses mains moites sur ses cuisses, puis on lui ouvre la portière. Ce sont des centaines de regards qui se fixent sur lui, des centaines de personnes qui crient son nom, essayent d'attirer son attention ou de passer entre les gardes qui les bousculent pour pouvoir avancer. Il y a des journalistes aussi, tendant leur micro au plus près possible de sa bouche, posant des questions dont Gabriel entend un mot sur deux. Il répond à quelques-uns dans l'espoir de calmer l'excitation qui règne autour de lui. Il prend des photos, serre des mains. Il y a notamment cette vieille dame qui le remercie pour ce qu'il fait. Ça lui fait chaud au cœur, l'aide à mieux supporter les insultes qui fusent quelquefois. Puis il est escorté jusqu'aux premiers stands, l'occasion de rencontrer et d'échanger avec les producteurs : le pouvoir d'achat, l'agriculture, l'emploi. Il est là pour convaincre, rassurer les Français, faire promotion de son parti.
   Au détour d'une conversation, la nouvelle tombe : Jordan Bardella, le nouveau représentant du Rassemblement National, est là aussi. Gabriel sait comment réagir : il faut qu'il le croise, qu'il le rencontre, établir un premier contact afin de se faire une idée du personnage. Jordan Bardella est nouveau dans le milieu, peu d'information, d'extraits, circulent sur lui. Mais ce qu'il représente en fait le premier adversaire de Gabriel. Il doit faire mieux que lui aujourd'hui, quitte à passer la journée ici.

   Il est 13h lorsque Gabriel rejoint un petit restaurant typique de la ville. Il n'a pas eu l'occasion de croiser Jordan Bardella. Avec la foule, ce n'est pas aussi simple qu'il l'imaginait. Impossible de le situer. Tant pis, il réessaiera cette après-midi. Le petit bâtiment dans lequel il met les pieds est un lieu pittoresque, à l'antithèse de la luxure et des dorures parisiennes. Les tables et les chaises sont en bois, érodés à certains endroits. Les murs sont en pierre, apportant de la fraîcheur à la pièce, quoi de plus appréciable avec la chaleur qu'il fait aujourd'hui. Alors que Gabriel s'assoit près d'une fenêtre bordée de rideaux rouges, épais, il l'aperçoit, se fige instantanément. Jordan Bardella est assis dans un coin du restaurant. Il discute avec la personne en face de lui, ne semble pas avoir remarqué la présence de Gabriel. Il a une certaine prestance, il doit le reconnaître. Pendant tout le repas, Gabriel ne peut détourner les yeux, analysant son adversaire. Celui-ci rit à certains moments, son visage s'empourpre légèrement quand il rit. Ses cheveux, noirs, plaqués, rappellent ses origines italiennes. Il est plutôt musclé : de larges épaules, serrés dans sa chemise blanche. Il a retiré sa veste, posée sur le dossier de sa chaise. Gabriel est suspendu à ses gestes, essaie d'entendre le moindre propos sortant de sa bouche, en vain. Il voudrait se rapprocher, sans se faire griller. Une idée lui traverse l'esprit : s'il se rend aux toilettes, il pourra passer à côté d'eux, choper deux trois mots.
— Je reviens, annonce-t-il à l'équipe avant de se lever.
   Puis il se dirige vers la petite porte des toilettes. Jordan Bardella est à sa droite, évite son regard mais tend l'oreille. Il entre dans les toilettes, il n'a rien entendu. Merde ! Il se sent con, subitement, il se sent ridicule, comme un adolescent, un stalkeur. Qu'est-ce qu'il espérait obtenir ? Des nouvelles de son chien ? Le lieu de ses prochaines vacances ? Il n'allait parler stratégie dans un lieu public. Quel abruti tu fais Gabriel... Il se check dans le miroir. S'il ressortait maintenant, ce serait suspect. Il se recoiffe comme il peut, vérifie ses dents, se lave les mains, histoire de perdre du temps. La porte de la pièce s'ouvre. Gabriel relève la tête. Son cœur loupe un battement. C'est lui, qu'il voit passer derrière lui dans le miroir. Gabriel n'ose pas bouger. Jordan se plante devant le second lavabo à sa droite, se lave les mains à son tour, la tête baissé. Gabriel retient sa respiration, incapable de prendre une décision. Il était loin d'imaginer que cette situation pourrait arriver. Aucune probabilité.
— Ce n'est pas correct d'espionner ainsi les gens.
   Gabriel sent la chaleur lui monter au visage, assailli par la honte. Jordan regarde toujours face à lui, ne laisse transparaitre aucune émotion, déstabilisant davantage son stalker.
— C'est juste que... je ne pensais pas vous croiser ici.
   Jordan laisse paraître un rictus.
— Les politiques viennent ici à chaque édition.
   Gabriel sent ses pieds s'enfoncer dans le sol. Il aimerait disparaître, là maintenant. S'il parle encore, il va aggraver la situation, ou pire, bégayer. Ce serait un aveu de faiblesse. Il préfère se taire.
— La prochaine fois, conclue Jordan, si vous avez un truc à me dire, je vous invite à me le dire en face, au lieu de me reluquer pendant trente minutes.
   Puis il quitte la pièce sans un mot de plus, sans même un regard. Gabriel patiente encore cinq minutes, s'insulte intérieurement. Quel con putain... T'es vraiment qu'un con Gabriel. Il aimerait se taper la tête dans le miroir, redoute le moment où il reviendra dans la salle du restaurant. Éviter son regard. Faire semblant de rien devant l'équipe, comme s'il ne venait pas de se faire humilier à l'instant. Il finit quand même par retrouver un peu de courage et de dignité pour partir : quand il quitte les toilettes, Jordan a disparu.

La raison du plus fort (Bardella x Attal)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant