Chapitre 23

822 46 36
                                    


   — Qu'est-ce que tu fais là ?
   Gabriel chuchote, comme si Jordan pouvait débarquer d'un moment à l'autre sur le palier de son étage et risquait de les entendre à travers les murs, qui pourtant, de par leur épaisseur, laissent habituellement très peu passer le son. Hugo décroche à peine le regard de l'écran de télévision face à lui, complètement absorbé.
   — Il y a match et j'ai une coupure d'électricité, explique t-il les yeux rivés face à lui, encore ces enfoirés d'EDF qui ne peuvent pas s'empêcher de tou-
   — Tu ne peux pas rester ici !
— Quoi ?
— Il faut que tu partes !
Gabriel n'a pas une seconde à perdre, Hugo va tout gâcher. Si Jordan le voit, c'est fini, Gabriel ne le reverra plus. Ce n'est pas ce qu'il veut, parce qu'il a beau faire semblant, se mentir à lui-même, il croit profondément en quelque chose. Parce que la présence de Jordan a su combler un vide, la dernière fois qu'il l'a vu. Il ne veut pas — il ne peut pas — perdre ça. C'est inconcevable.
   Gabriel se précipite sur Hugo, le saisit par le bras pour le tirer hors du canapé, ce dernier réagit avec cette certaine animosité qui lui ressemble :
   — Mais qu'est-ce qui te prend ?! Tu es devenu taré ou quoi ?!
   — Putain, Hugo, casse-toi ! s'écrit à présent Gabriel, plus paniqué qu'en colère et prêt à tout pour le faire sortir.
Comme débrancher la télévision, par exemple. Hugo est plus grand, plus aguerri, et il ne se laisse pas faire. Il met Gabriel en difficulté, qui n'a pas d'autres solutions que celle-ci. Il tire sur le câble branché au mur. Le match laisse aussitôt place à un écran noir, dans un ultime grésillement.
   — Putain Gabriel... soupire Hugo, cédant presque, tu es vraiment un emmerdeur quand tu t'y mets.
   — Tire-toi d'ici maintenant, lâche Gabriel d'un ton sec et définitif, ne laissant place à aucune tentative de négociation.
   Hugo se lève enfin, prêt à partir, maugréant dans sa barbe. Peu importe. Quoi qu'il dise, Gabriel peut souffler. Il s'en va.
   — T'as vraiment un problème dans ta tête, conclut Hugo, ramassant ses affaires.
   — Oui, oui, allez.

Si le destin fut une personne, ce serait, à coup sûr, quelqu'un de très détestable pour la majorité d'entre nous. Probablement serait-ce ce collègue de travail, qui, au lieu de calmer un conflit, ajouterai de l'huile sur le feu, riant du malheur des autres. Qui ferait en sorte que ce qui ne doit absolument pas arriver arrive, encourageant la catastrophe. Vous voyez très bien où je veux en venir, n'est-ce pas ? Le destin a bien le pouvoir d'aligner trois planètes ensemble, pourquoi n'aurait-il pas celui de réunir trois personnes en un même lieu, sur un même temps ?
   Il ne suffit que de quelques secondes pour que le destin fasse son affaire. Vous savez comme c'est frustrant, Hugo aurait quitté l'appartement une minute plus tôt, trente secondes même auraient suffit — le temps de descendre les escaliers — et rien de tout ce qui s'ensuit ne serait arrivé.

   — Bouge-toi, allez.
   Gabriel ouvre la porte de son appartement, met un pied dans le couloir.
   Il se fige aussitôt sur place, sent son cœur s'arrêter, son sang se glacer dans ses veines, remontant de ses pieds à sa tête. Jordan franchit la dernière marche qui mène au bon palier, le visage qui s'illumine lorsqu'il aperçoit Gabriel.
— À t'entendre, on croirait qu'il y a une bombe dans l'immeuble, râle Hugo, qui apparaît derrière lui.
Gabriel voit le sourire de Jordan s'éteindre devant la présence soudaine et inattendue d'Hugo, et devant surtout le fait que celui-ci vient littéralement de sortir l'appartement de Gabriel. Ça y est, je suis mort, pense ce dernier, je suis mort, mort, mort, et archimort.
— Mais non ?! s'exclame bruyamment Hugo, passant instantanément à l'euphorie, Jordan Bardella ?! Ici ?! Vous bossez avec Gaby ?!
Jordan, cloué sur place, à un mètre d'eux, hausse un sourcil. Gabriel comprend au ton sur son visage qui n'est plus aussi heureux d'être ici.
   — Gaby ? répète Jordan entre ses dents serrées.
   — Fallait le dire que vous aviez besoin de silence pour travailler — il semblerait qu'Hugo n'y connaisse pas grand chose en politique, il est plutôt rare en effet que deux membres de parti différent se retrouve chez l'un pour travailler ensemble, mais laissons-le un peu dans son ignorance — Gabriel, j'ai juste besoin d'électricité, je me fous dans un coin et je vous laisse bosser.
   Gabriel déglutit sous le poids des deux regards qui désormais le fixent, suspendus à ses lèvres et à la réponse qui en franchira la frontière. Hugo d'abord qui espère son approbation, le suppliant presque, puis Jordan, le visage fermé, dont le silence est bien plus éloquent. C'est quoi ce bordel ? semble t-il dire avec ses yeux.
   — À moins que vous vouliez qu'on regarde le match ensemble ? propose Hugo.
   — Je ne suis pas sûr que Jordan apprécie vrai-
   — J'adore le football, lâche subitement celui-ci, un sourire provocateur animant le coin de ses lèvres.

   Gabriel aimerait disparaître de la surface de la Terre. Il aimerait être ailleurs, loin de ce salon maudit. Est-ce que c'est vraiment en train d'arriver ? Est-ce qu'il s'apprête vraiment à regarder un match de football — un sport dont il se fout royalement — en compagnie de Jordan et d'Hugo comme trois meilleurs potes qui vont passer ensemble une simple bonne soirée ? Non, non, ce n'est pas possible comme situation. Ça ne peut pas bien se terminer. Il va forcément arriver un truc, de la part de l'un ou de l'autre, ou des deux peut-être, mais c'est impensable qu'une telle situation finisse bien.
   — Quelqu'un veut une bière ? hurle Hugo depuis la cuisine.
   Assis à l'opposé l'un de l'autre sur le canapé, la télévision rebranchée, Jordan et Gabriel s'évitent du regard. Gabriel est anxieux, se ronge les ongles, ne peut contrôler les tremblements frénétiques de sa jambe gauche, l'impression que le ciel peut à tout moment lui tomber sur la tête.
   Après plusieurs minutes à subir le silence lourd et inquiétant qui s'est installé dans la pièce, Hugo réapparait.
   — Gabriel, je ne te demande pas, dit-il, posant devant ce dernier une leffe déjà décapsulée, Jordan ?
   — Non, ça ira, merci, répond celui-ci, d'une voix faible.
   Hugo s'affale ensuite entre les deux hommes, télécommande en main, passe naturellement son bras autour des épaules de Gabriel, comme quelque chose qu'il aurait l'habitude de faire, ce qui n'est pas le cas, bien sûr. Gabriel se crispe et le repousse discrètement. À quoi il joue ? Est-ce que Jordan l'a vu ? Gabriel lui jette un coup d'œil retenu, histoire de vérifier. Jordan a toujours les yeux rivés devant lui, les poings serrés, se mord à présent la lèvre inférieure, s'efforçant probablement à contenir tout ce qu'il voudrait lâchement dire à Hugo, à Gabriel.
   Si c'est le cas, il se rate avec brio. Parce que bien évidemment qu'il a vu. Jordan perd très rapidement toute capacité à se maîtriser. Il a envie de lui rentrer dedans, à ce Hugo, et n'hésitera pas à le faire s'il le faut. Adoptant un ton faussement innocent et toujours sans adresser un seul regard à Gabriel, il décide de jouer la provocation :
   — En fait Ga-by — il insiste sur le surnom — tu n'oublieras pas de me rendre ma montre que j'ai laissé la nuit où j'ai dormi ici
   Sa requête fait l'effet d'une bombe. Gabriel se pétrifie sur place, doit fuir à présent le regard d'Hugo, qui met un certain temps à réaliser, avant de tourner lentement la tête vers Gabriel.
— C'est quoi cette histoire ? l'interroge t-il d'une voix grinçante, réellement intrigué.
   — C'est-c'est rien, balbutie Gabriel, la tête rentrée dans les épaules, il était en galère alors...
   — Alors Gabriel m'a laissé dormir dans son lit, enchaîne Jordan, retenant tant bien que mal le sourire fier qui menace d'étirer le coin de ses lèvres.
   Putain, à quoi il joue lui aussi ? Gabriel n'en revient pas des mots de Jordan, qui semble tout faire pour l'enfoncer, et qui semble à la fois prendre du plaisir à voir les choses dégénérer.
— Il a dormi dans notre lit ? demande Hugo, méfiant.
   — Mon lit, le corrige Gabriel, dont la situation commence sérieusement à l'agacer.
L'impression pour lui maintenant d'être un prix au milieu d'une arène, disputé par deux loups aux crocs acérés, et alors même qu'il n'est engagé avec aucun des deux. Cette possessivité est plus déconcertante encore venant de la part d'Hugo, qui est censé être au courant de la nature de la relation qu'il partage avec Gabriel — partenaire de nuit, anti-stress naturel, rien de plus — et dont celui-ci sait qu'il est le premier à voir ailleurs, ce qui a toujours été un terme du contrat, si l'on puit le dire ainsi, admis entre eux.
   — Mais j'ai dormi dans le canapé, ajoute Gabriel dans l'espoir d'apaiser les tensions.
Or, c'est tout le contraire qui se produit.
Car c'est en effet une perche toute prête qu'il tend à Hugo, qui la saisit sans une seule seconde d'hésitation et avec une vivacité surprenante, conscient du jeu auquel joue Jordan, presque amusé des possibles sentiments qu'il pourrait ressentir à l'égard de Gabriel.
   — Heureusement pour toi, Jordan, s'esclaffe t-il, Dieu seul sait le nombre de fois où j'ai dormi avec lui et systématiquement, il s'étale jusqu'à ce que tu finisses par embrasser le parquet.
S'il pouvait y avoir encore des doutes du côté de Jordan sur qui est ce type qui colle un peu trop Gabriel et qui a l'audace de passer derrière ses épaules son bras que je finirai par lui arracher, Hugo vient de les balayer d'un insolent revers de mains. Ils ont déjà dormi ensemble. Ils ont déjà partagé un lit ensemble. Plusieurs fois. Cette vision lui tord l'estomac, à Jordan. Leurs jambes entrelacées, leurs deux corps nus, transpirants, face à l'autre. Ça ne le fait plus rire. Jordan n'a plus envie de jouer, l'impression d'avoir déjà perdu, prenant conscience qu'Hugo possède bien plus que lui. Le droit de l'appeler Gaby, rien que ça.
   Et comme pour l'achever, Hugo ouvre une nouvelle fois sa gueule. Cette fois-ci, ses mots viennent avec violence le toucher en plein cœur, viennent détruire tout espoir qui aurait pu survivre au cataclysme. Un lance-flamme pulvérisant cette pauvre petite fleur restante, ne laissant plus aucun survivant.
   — Après tu peux dormir avec lui, j'ai pas de raison de m'inquiéter, Gabriel a toujours préféré les mecs sortis du placard.

   Le destin est-il, à l'instar d'Hugo, aussi cruel qu'on le pense. Ou fait-il simplement bien les choses ? Imaginons les choses différemment. Imaginons qu'Hugo serait sorti à temps, trente secondes plus tôt, évitant ainsi de croiser Jordan. Ce dernier aurait récupéré sa montre, et ensuite ? Gabriel, convaincu qu'il fallait mettre de la distance dans cette relation, aurait refusé toute nouvelle avance de Jordan. On en serait resté au même point.
Jordan n'aurait pas réalisé la force avec laquelle il envie ce qu'à Hugo. Bien qu'il se trompe sur un point : Hugo ne possède pas grand chose concernant Gabriel. Tout n'est que superficiel.
Enfin, Jordan n'aurait pas entendu les derniers mots d'Hugo, ne les aurait pas reçu en pleine face. Ils ne se seraient pas frayé un chemin jusqu'à son esprit. Le pire dans cette histoire étant qu'Hugo n'a pas menti. Gabriel à toujours préféré les hommes sortis du placard, pour une raison simple : la peur de voir son cœur se briser en milles morceaux.
   Est-ce que Hugo n'a aucune raison de s'inquiéter ? Rien n'est moins sûr, en revanche. Car il semblerait que lorsque vous rencontrez cette personne, celle-ci et personne d'autre, vous découvriez soudainement chez vous la capacité à remettre en question tout ce que vous aviez acquis, tout sur quoi vous étiez jusque là convaincu. Cette personne qui arriverait d'un simple souffle à faire trembler toutes vos fondations. Gabriel aurait-il développé une certaine patience qu'il n'aurait pas eu pour un autre à l'égard des incertitudes de Jordan ?
   Le destin fait bien les choses, donc. Les relations n'évoluent pas sans lui. Sans lui également, nous n'aurions pas eu la scène qui va suivre.

   — Connard.
   L'insulte, presque étouffée, s'échappe des lèvres de Jordan, qui s'est subitement levé du canapé et s'apprête à quitter l'appartement, blessé, humilié.
   — Jordan, attends !
Gabriel se lève à son tour, bute contre le pied de la table basse, manquant de se ramasser sur le tapis. Il perd du temps, Jordan est déjà en train de claquer la porte.
— Tu es sérieux, tu vas lui courir après ? intervient Hugo avec dédain et pas peu fier de son coup.
— Ferme ta gueule maintenant.
Il faut dire que ça lui démangeait depuis un certain moment, à Gabriel.

Gabriel dévale les marches deux par deux, à une vitesse impressionnante, où tout chute pourrait être mortelle. Il trouve Jordan dans le hall, prêt à rejoindre l'extérieur.
— Jordan, attends.
Ce dernier se retourne vivement, prêt à en découdre. Gabriel sent son cœur se serrer douloureusement dans sa poitrine, la culpabilité lui retombant avec violence sur ses épaules. Les yeux de Jordan sont mouillés par les larmes.

La raison du plus fort (Bardella x Attal)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant