Chapitre 42

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Les cours commençaient systématiquement à huit heures précises. Le réveil lui sonnait à six heures, soit deux heures plus tôt, laissant aux deux frères assez de temps pour traîner devant la télévision avant de devoir se préparer. Si Clément ne pouvait rater les épisodes d'Olive & Tom, Jordan en profitait pour somnoler encore un peu et rattraper les heures de sommeil de la veille, sacrifiées à jouer à Call Of Duty sur la vieille télévision cathodique de leur chambre que son père avait un jour ramené d'une brocante. Un casque sur les oreilles, il avait prit l'habitude de chuchoter pour crier lorsque lui et son équipe perdaient, afin de ne pas réveiller toute la maison ; et ce jusqu'à tard dans la nuit, jusqu'à ce qu'il se fasse rattraper par la fatigue et décide d'enfin aller se coucher.
Fallait-il encore pour que cette fratrie puisse mettre en place la routine à laquelle ils tenaient tant qu'ils ne trouvent pas en se levant leur mère affalée dans le canapé, décuvant sa nuit passée ils ne voulaient savoir où. Le soleil se levant à peine, c'était alors une toute autre routine, bien moins amusante, qui se mettait en place. Tandis que Clément rangeait dans un silence devenu bien trop ordinaire les verres et bouteilles vides posées pour la plupart au pied du canapé, Jordan s'abaissait pour réveiller sa mère. Son haleine puait l'alcool, son mascara chaque nuit laissait des traces noires sur les coussins du canapé et elle ne pouvait s'empêcher de proliférer à l'égard de ses fils quelques insultes étouffées, leur reprochant d'être trop bruyant, leur reprochant parfois d'exister.
   Jordan n'avait que quatorze ans.

   Clément, qui plus que son frère avait assisté à la bascule, qui plus que son frère avait progressivement vu sa mère, au fil des mois, au fil des années, se noyer dans les verres, se noyer dans l'obscurité de la nuit, avait apprit à se taire, à prendre de la hauteur, à réprimer ses sentiments, à se protéger. Jordan en était incapable. Il ne supportait pas de la voir ne rien faire, avachi, à boire jusqu'à perdre le contrôle de son corps, de ses pensées, de ses mots devenu blessants. Il ne supportait pas de la voir différente des autres mères, celles de ses potes qui se rendaient aux réunions d'école, travaillaient, aimaient leurs enfants, les attendaient au retour du collège, les obligeaient à faire leurs devoirs. Jordan n'aimait pas les devoirs, comme n'importe quel enfant de son âge, mais peut-être aurait-il aimé se plaindre lui aussi que sa mère lui mette la pression comme est censé faire une mère.

   La relation avec leur père s'était détérioré en même temps que l'état de leur mère. Ou plutôt, elle avait cessé d'exister. Jordan gardait de vagues souvenirs de son géniteur les emmenant à la pêche, bricolant leurs vélos dans le garage, leur ramenant tout un tas d'objets électroniques négociés en brocante. C'était un fan de technologies et il passait ses dimanches soirs à réparer des claviers et des grilles-pains qu'il revendait pour quelques pièces seulement, se fichant presque d'en tirer un bénéfice.
   Lorsque leur mère a cessé de travailler, il a enchainé les boulots, partant tôt le matin pour ne revenir que très tard le soir, vidé de son énergie, vidé de son amour paternel. Clément et Jordan sont devenu rapidement autonomes, livrés à eux-mêmes, s'occupant de leur mère pendant que leur père payait par son absence le loyer et remplissait le frigo.
   Ce n'était pas juste.

   Plus encore par le fait que Jordan n'avait rien le droit de dire, reprit sans cesse par son père lorsqu'une dispute éclatait avec sa mère. Pourquoi diable prenait-il autant sa défense ? Pourquoi diable l'aimait-il autant ?
   Peu à peu, les derniers souvenirs agréables que Jordan gardait de son père ont été tristement emportés. Jordan en voulait terriblement à sa mère pour ça. Il la considérait comme la seule et unique responsable. Elle avait détruit sa famille et les souvenirs qui vont avec. Car c'est ce que fait l'alcool. Il détruit et ne laisse aucun espoir de rebâtir. Il sème la mort et condamne sans ciller.

Clément a assisté la bascule, parce qu'il y a eu un avant. Avant le premier verre, avant la première nuit. Peut-être est-ce là le fait qui explique qu'il puisse bien mieux que son frère gérer la colère, gérer la déception, gérer la solitude. Contrairement à Jordan, il se souvient de l'amour de sa mère, de la tendresse de ses bras, de la douceur de sa voix, les berceuses chantées le soir au dessus du berceau de son petit frère pendant qu'il s'endormait dans le lit d'à côté. Il se souvient de son sourire, de ses cheveux bouclées qui s'éclaircissaient au soleil, à une époque où elle vivait le jour et non la nuit. Il se souvient du regard qu'elle lui lançait lorsqu'il prononçait un gros mot, s'efforçant de retenir discrètement le rire qui menaçait de franchir ses lèvres pour ne pas perdre en crédibilité devant ses deux fils.
Il se souvient de la manière dont son père l'invitait à danser dans le salon. Du haut des escaliers, le petit Jordan endormi dans son berceau, Clément observait assis dans l'ombre ses parents tournoyer au rythme d'Elton John dont la voix sortait d'une chaîne hi-fi de marque négociée quelques francs et réparée par son père. Il ne comprenait pas l'anglais mais fut touché des années plus tard malgré lui et malgré la haine nourrit envers sa mère en reconnaissant la mélodie à la radio. Il fut touché de constater que son père ait pu penser que how wonderful life was du temps où elle faisait encore partie de ce monde.
   Clément a apprit à gérer, parce qu'il a su dissocier les deux personnes complètement différentes que fut sa génitrice. Il y a eu sa mère d'avant, et celle d'après. Celle qu'il a aimé et celle qu'il a hait.
   Jordan, bien qu'il ai connu sa maman d'avant, ne s'est souvenu que celle d'après. Il n'a eu qu'une mère à aimer.

La raison du plus fort (Bardella x Attal)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant