— J'ai l'impression que tu ne m'écoutes pas... prononce difficilement Gabriel, le cœur serré, l'empreinte encore de ce baisé, tendre, sur la surface de ses lèvres.
Qu'est-ce qui explique qu'il soit là, de nouveau, qu'il s'obstine tant, à suivre un homme marié, un homme qui le plantera pendant trois heures lorsqu'il s'agira de s'occuper de sa femme, un homme qui ne recherche sa présence que lorsqu'il a besoin de s'amuser, ou d'échapper peut-être à il ne sait quelle réalité, incapable en échange d'accueillir ses peurs, ses angoisses.
Qu'est-ce qui explique que Gabriel ait accepté de lui redonner une chance, en le voyant là, endormi devant la porte de son appartement, réduisant en miettes la carapace protégeant son cœur ; risquant son intégrité, encore une fois ?
Les paroles de Stéphane refont surface dans son esprit. Ne pas s'empêcher de vivre par peur de souffrir... Stéphane a eu cette force, cette patience, avec lui. Gabriel n'est plus aussi sûr d'en être lui-même capable, devant ce manque de volonté dont continue à faire preuve Jordan.
— Mais je t'écoute... objecte ce dernier, resté confus par les mots de Gabriel, soumis toujours à ce désir impatient qui lui brûle chaque membre de son corps, frustré, blessé presque par ce rejet soudain et inattendu.
— Alors pourquoi...
Les mots sont pénibles, parce qu'ils obligent Gabriel à mettre sa fierté de côté, parce qu'ils l'obligent à assumer sa vulnérabilité ; demandent un effort titanesque pour pouvoir être tirés du fond de son être jusqu'aux frontières de ses lèvres.
— Pourquoi est-ce qu'à chaque fois que j'évoque ton mariage ou... ou Alice, tu fais comme si tu n'avais rien entendu ?
Car quelle vie est-ce que de passer après quelqu'un ? D'être celui que l'on apprécie un peu moins que le premier ? L'amant, en quelque sorte, celui avec lequel on s'amuse. Pas celui avec lequel on s'engage.
— Pourquoi, Jordan ? insiste Gabriel, le regard suspendu aux lèvres hésitantes de celui-ci, aux réponses qui pourraient en sortir.Parce que mon futur dépend de ce mariage. Parce que c'est la seule chose qui pourrait me permettre d'être quelqu'un. Parce que je me suis laissé être dépendant d'un homme et de son compte en banque, et parce que je sais que tu ne le comprendrais pas. Parce que ton jugement me tuerait. Voir le reflet de ma propre honte dans tes yeux me tuerait, Gabriel. Parce que, regarde toi, tu es si parfait, tu as tout pour toi, comment pourrais-tu comprendre que certain ait besoin d'en arriver là ? Parce que ma vie jusqu'à maintenant n'a été qu'un échec constant et parce que c'est ma seule chance de peut-être réussir quelque chose.
— Parce que... ce n'est pas aussi simple.
Evidemment, les mots sont rarement le miroir de ce que l'on pense.
— C'est trop facile comme excuse, s'agace Gabriel, frustré de se retrouver face au mur, c'est trop facile de m'embrasser et de me sortir ensuite des banalités pareilles pour pouvoir continuer à faire ce que tu as envie de faire.
Agacé aussi de s'apercevoir que Jordan est celui qui le pousse à s'exprimer, à aller chercher les mots coincés jusqu'au fond de ses tripes, mais en est en revanche incapable lui-même. Agacé d'être le seul à faire des efforts, à taire son égo, à pardonner, à redonner des chances, à l'attendre trois putains d'heures seul pendant qu'il faisait il ne voudrait savoir quoi avec Alice. Et plus il y pense, plus le ressentiment et la rancune qu'il s'efforçait d'étouffer reprennent dangereusement vie.
— Je pensais que ça te plaisait, rétorque Jordan, lui-même piqué, la manière dont on s'amusait.
— Mais je n'ai pas envie de juste m'amuser !
Et moins ils n'arrivent à mettre les mots justes sur ce qu'ils pensent, plus la distance entre leurs deux corps s'agrandit, progressivement. Les deux aimants — ...amants ? — si puissants d'ordinaire ne fonctionnent plus si bien ce soir, se rejettent, se repoussent, se détruisent inconsciemment l'un l'autre.
— Qu'est-ce que tu attends de moi ? s'énerve Jordan, sa voix forte éclatant le silence de l'obscurité, que je divorce et qu'on vive ensemble et heureux jusqu'à la fin des jours ? C'est ça que tu veux ?
Gabriel reste la bouche entrouverte dans le noir, cloué brutalement par les paroles de Jordan. Par le ton de sa voix, froid, distant, différent de tout ce qu'il a connu jusque là. Un ton qui l'effraierai presque, trahissant sa véritable nature.
— Non... cède Gabriel tristement, réalisant peut-être la stupidité de ce qu'il espérait.
— La vie, ce n'est pas un conte de fée. Les choses ne sont pas aussi faciles que tu le crois, ajoute Jordan, dont l'indifférence, dont l'absence de toute émotion dans la voix creuse plus profondément encore la blessure de Gabriel, qui sent son cœur se consumer dans sa poitrine.
Le sentiment trop puissant d'une désillusion. Gabriel voit disparaître, se réduire en cendres devant ses yeux l'image qu'il s'était créé lui-même de Jordan. Libre ? Tu parles... Tout ce qu'ils ont vécu jusque là, de cette nuit sous les étoiles invisibles de Strasbourg jusqu'à ce soir ? Du cinéma. Du grand cinéma servi par Jordan Bardella. Qu'on lui ramène un putain d'Oscar à cet escroc.
— Va te faire foutre, lâche amèrement Gabriel, abandonnant Jordan derrière lui, le laissant succomber à ce silence assourdissant qui hante ce lieu pourtant si vivant le jour, un silence imperturbable ajouté à l'obscurité épaisse, siège de fantômes que l'on ne soupçonnaient pas voir revenir.Parce que j'ai tout perdu dans ma vie. J'ai perdu mes propres parents à un âge où l'on a le plus besoin d'eux, j'ai perdu la perspective de m'épanouir un jour dans quelque chose que j'ai choisis. Tu crois que je ne m'en doutais pas, Gabriel ? Tu crois que je ne me doutais pas que tu finirais par disparaître à ton tour ? Tu n'es que la suite logique des choses.
Il y a quelque chose que Jordan et Gabriel ont en commun. Gabriel par ces addictions qui rythment sa vie depuis trop d'années déjà, celles qui lui permettent de quitter pendant un peu de temps le monde lorsque celui devient trop difficile à supporter ; Jordan par sa faculté à s'imposer des propres obstacles à son bonheur — parce qu'il suffisait de communiquer, de partager ce qui lui pesait sur le cœur et il aurait avancé, ils auraient avancés —, à fuir devant des barrières posé au sol de ses propres mains. Oui, Gabriel et Jordan ont quelque chose en commun, quelque chose qu'ils partagent malgré eux. L'autodestruction.
— T'as vu l'heure qu'il est ?!
Forcément, Jordan s'en doutait — bien que ça ne l'empêchait pas de s'en foutre — Alice l'attendrait derrière la porte, rouge de rage.
— Eh oh, je te parle !
— Fous moi la paix !
Les muscles tremblants encore de cette colère qui n'a pas quitté son corps et qui lui serre douloureusement l'estomac jusqu'à en avoir des nausées, Jordan monte les marches deux par deux, suivi de près par Alice, un peu trop collante à son goût.
— Ne me parle pas comme ça ! dit-elle, sévère, et dont le ton presque infantilisant enflamme Jordan davantage.
Ce dernier se retourne vivement dans les escaliers pour lui faire face. Alice est instantanément scotché, interrompu dans son élan. Elle ne s'attendait pas à voir autant de... peine, oui c'est le mot, autant de peine dans le regard noir, glacial en apparence de Jordan, ne s'attendait pas à voir des larmes menacer le rebords de ses yeux.
— Sinon quoi ? rugit-il, ton père va me couper les vivres ?!
— Euh, non, enfin, bégaye Alice, déstabilisée, se retenant à la balustre pour ne pas tomber en arrière.
Elle qui n'a jamais vu son époux pleurer, elle ignore soudainement comment réagir, ravale ses mots et sa salive, choisit de ne pas interférer dans ses affaires.
— Parfait, conclut Jordan d'une voix ferme et hostile, et dont une part inconsciente aurait probablement préféré que Paul lui coupe en effet les vivres, le libérant de cette cage dont il ne peut sortir de lui-même sinon sans une aide extérieure.Avachi sur le carrelage froid devant les toilettes, dégoulinant de sueur tant il a chaud, Jordan régurgite avec douleur et violence tout le contenu de son estomac. Chaque contraction abdominale est plus douloureuse que la précédente, si bien qu'il a l'impression de perdre ses organes avec, l'impression chaque seconde qu'il va crever ici.
Les larmes brûlantes ruissellent sur son visage, se mélangeant à sa sueur, inarrêtables, et redoublant à chaque nouveau rejet de son estomac ; elles se transforment rapidement en véritables sanglots sonores et déchirants, résonnants dans la toute petite pièce où Jordan a l'impression de suffoquer.
Tandis qu'il est prit d'une nouvelle contraction, vomissant son corps jusqu'à y laisser ses tripes, son cœur lacéré avec une brutalité affreuse et accompagné de lourdes larmes qui viennent s'écraser sur le carrelage glacé, Jordan laisse échapper entre deux gémissements torturés ce seul mot, d'une voix étranglée et à peine audible :
— Gabriel...
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La raison du plus fort (Bardella x Attal)
Hayran Kurgu"Félicitations, Monsieur Attal, vous êtes notre nouveau premier ministre." Quelques mots le début d'une divagation d'un homme dont les sentiments ont provoqué les convictions en duel. C'est une danse avec la solitude et la fragilité. Une ode à l'ab...