Chapitre 15

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   Il faut à Gabriel un sacré moment pour réaliser.
Planté devant le miroir, il porte ses doigts à sa bouche. Il y ressent encore l'empreinte de Jordan, chaude, comme si ses lèvres n'avaient pas quitté les siennes. Comment est-ce possible ? Comment en sont-ils arrivés jusque là ? Jusqu'à ce baisé ? Comment Gabriel a t-il pu laisser les choses dégénérer à ce point ? Dégénérer ? Est-ce le mot ? Dans le brouillon de ses pensées, il est pourtant certain d'une chose, il l'embrasserai milles fois encore s'il pouvait, s'il se tenait encore là devant lui. Mais Jordan s'est enfuit. L'histoire de quelques secondes, comme s'il n'avait été finalement qu'un mirage, une hallucination. Or, la sensation sur les lèvres de Gabriel lui maintient que tout ceci était bien réel.

Gabriel surgit dans la pièce du restaurant, qui a commencé à se vider, depuis. Quelques rares groupes discutent encore, profitant d'une dernière coupe de champagne, ignorant les signes d'impatience des serveurs, la plupart des étudiants pressés d'aller se coucher. Gabriel balaye la salle du regard. Jordan n'est pas ici.
   Gabriel se dirige à présent vers la sortie. Valérie l'interpelle, lui attrapant le bras.
   — Gabriel ? Où est-ce que tu étais ? On t'a cherché partout.
   Décoiffée, les rides et les cernes creusées par l'alcool, un sourire béat sur le visage. L'illusion d'une femme libre qui échappe le temps d'une soirée à ce qu'elle s'efforce d'être le reste du temps.
   — Est-ce que tu as vu Jordan ? demande d'un ton agité Gabriel, jetant des coups d'oeil nerveux autour d'eux, comme si son compagnon pourrait réapparaitre à chaque coin de la pièce.
   — Jordan ? C'est qui Jordan ?
   — Jordan Bardella.
Valérie fronce les sourcils. A t-elle bien entendu ? Ou est-ce les multiples — elle ne saurait dire combien — verres d'alcool qu'elle a ingurgité qui lui joue des tours.
   — Tu as dit Jordan Bardella ?
   — Écoute Valérie...
   Gabriel n'a pas le temps. Il sent qu'il lui échappe. C'est déjà le cas, il le sait, au fond de lui. La seule issue possible d'un baisé improvisé, qui s'est joué sous le coup d'un retournement inattendu, auxquels ils se sont abandonnés sans chercher à lutter, sans chercher à comprendre. Le coup de l'émotion, dit-on. Un baisé au goût amer de l'accident.
   — ... Je t'expliquerai plus tard, promet Gabriel, les yeux à présent rivés vers les portes menant à l'extérieur.

L'infime espoir qu'il puisse être là, assis sur le rebord du trottoir, le même qu'ils ont partagé il y a quelques minutes plus tôt, qu'il puisse l'attendre, reprendre où ils en étaient, discuter des étoiles trop pâles dans le ciel noir.
   Or, le trottoir est vide. Ne subsiste que les éclats de verre de la coupe que Gabriel a cassé en chutant. Il s'en doutait. Bien sûr qu'il est parti. Son cœur se serre dans sa poitrine. Ce baisé... il sent déjà qu'il va le regretter.

   L'iPhone de Gabriel se met à sonner. Ce dernier à les yeux déjà grand ouvert. Il a très peu dormi, l'esprit occupé — obsédé — par le revisionnage de la même scène en boucle, toute la nuit. D'abord le regard de Jordan avant l'instant fatidique, qui fut pendant un instant le siège de deux feux ardents, dévoré par un désir imprudent, et sous lesquels Gabriel s'est senti fondre, se sent fondre encore en y repensant.
Puis ses lèvres timides, douces, qui n'avaient plus rien à voir avec l'intensité de son regard. Le contact de ses mains maladroites sur ses hanches, osant à peine, de peur de s'y brûler, peut-être. Ce frisson qui parcourt la surface de la peau de Gabriel. L'impression de se détacher du sol, de toucher le ciel.
   Encore, encore et encore.

   Le dossier vient s'écraser sur le bureau de Gabriel, soulevant un nuage de poussière.
— Qu'est-ce que c'est ?
Alexis est planté devant lui, le visage fermé, probablement mécontent que Gabriel soit encore à squatter ce qu'il considère comme étant ses quartiers. Il y croyait follement, hier, quand Emmanuel a convoqué ce dernier. Il avait même préparer devant ses yeux les documents de fin de contrat de Gabriel, dans le cas où licenciement il y aurait — et il priait fort pour qu'il y ai — le doigt posé sur le bouton droit de la souris, prêt à cliquer sur imprimer.
— Ton foutu rapport.
   — J'en avais besoin pour cette après-midi, enchaine Gabriel.
   — Ça tombe plutôt bien, cette après-midi, c'est pas encore passé.
   Sur ce, Alexis adresse à son collègue ce même sourire arrogant qu'il adopte constamment en sa présence, avant de quitter le bureau, prenant bien soin de claquer la porte derrière lui, au cas où sa contrariété aurait été mal reçu jusque là par Gabriel.
Ce dernier soupire, jette un coup d'œil à l'écran de son iPhone, pour la millième fois de la matinée, son cœur qui s'arrête à chaque fois qu'il appuie sur le bouton de déverrouillage. Mais il n'y a rien. Aucune notification. Il n'a même pas le numéro de téléphone de Jordan. Peut-être que celui-ci cherchera à obtenir le sien de son côté ? Il n'est que 9h, après tout, se rassure t-il.

Plus d'une heure qu'il bosse sur ce foutu dossier qu'il devra être en mesure de présenter cette après-midi. Gabriel est obligé de relire les même phrases plusieurs fois, parce qu'incapable de se concentrer. Ses yeux dérivent systématiquement vers l'écran de son téléphone, posé à plat sur le bureau. Pourquoi ne réagit-il pas ? Ce n'est pas rien, tout de même, ce qu'ils ont vécu hier soir. Un message, rien qu'un mot, est-ce trop demandé ? À moins que Jordan ait prit peur ? Gabriel comprendrait, bien sûr. Il est passé par là, lui aussi, lorsqu'il était adolescent, lorsqu'il découvrait son homosexualité. Ghoster les garçons après leur avoir avoué ses sentiments, c'était sa spécialité. Il grimace en y repensant. Il se serait détesté à l'époque. Son premier amour, malgré toute la patience dont il a fait preuve à son égard, a fini par le détester. Stéphane... Il a fait les frais de l'errance amoureuse de Gabriel, des nombreuses questions sur son identité pour lesquelles il a couru toute sa vie derrière les réponses. Gabriel nourrit aujourd'hui beaucoup de regrets à propos de cette relation. Il y a tellement de choses qu'il aurait pu faire autrement.
   Est-il prêt aujourd'hui à rendre à quelqu'un d'autre — à toi Jordan — autant de temps et d'énergie ?

   Le conseil avec ses ministres s'est éternisé. C'est bien la première fois qu'il dure aussi longtemps depuis que Gabriel en a pris les rênes, si bien que ce sont ses collègues qui ont dû le pousser à y mettre un terme et à conclure, sinon quoi Gabriel serait parti pour la nuit. En effet, le Premier Ministre était particulièrement bavard aujourd'hui, a t-on dit. Il a traîné en longueur les différents sujets qui ont été évoqué, comme s'il cherchait inconsciemment à fuir quelque chose, à retarder le plus possible la fin de la séance.
Il est 18h lorsque tout le monde passe les portes de Matignon. Un conseil de quatre heures, rendez-vous compte, alors qu'habituellement il ne dure pas plus d'un heure, chacun ayant bien d'autres choses à faire. Monsieur Attal doit avoir de sacrés problèmes à régler en ce moment, pour décaler ainsi le moment où il s'y retrouvera en face à nouveau.
Il semblerait que les ragots qui ont ainsi circulé dans l'après-midi ne soient pas totalement infondés. Gabriel vit seul, lorsque Hugo n'est pas présent, la majorité du temps donc. N'y a t-il pas pire que la solitude du soir, isolé dans un modeste appartement, lorsque vous attendez désespérément les nouvelles de quelqu'un ? Gabriel n'a pas envie de rentrer, parce qu'il sait qu'à partir de ce moment là, il ne sera plus maître des pensées, des sentiments, qui viendront l'assaillir. Il va enchaîner les joints — c'est perdu d'avance — pour pouvoir taire la moindre émotion intrusive qui pourrait écorcher son cœur, effacer les traits du visage de Jordan, ses lèvres, son regard, ses mains, qui l'obsèdent depuis hier soir.
   Gabriel a attendu toute la journée un message qui n'est pas venu, parce qu'aucun n'a le numéro de l'autre, n'a cherché à l'obtenir. Il est frustré. Plusieurs fois, il a ouvert le profil de Jordan sur les réseaux sociaux, hésitant, puis se ravisant ensuite à l'idée qu'il puisse y avoir un community manager derrière ses comptes qui serait le premier à tomber sur son message. Que lui aurait-il dit de toute façon ? Ce n'est pas lui, qui a posé ses lèvres sur les siennes, après tout.

La raison du plus fort (Bardella x Attal)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant