Chapitre 35

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— Ici ?
— Oui, répond faiblement Gabriel, agrippé au bras de Jordan comme si sa vie en dépendait.
— Attends.
Ce dernier l'aide à s'asseoir sur le banc face à eux. Gabriel grimace, d'abord à cause de la douleur qui tire un peu plus douloureusement à chaque mouvement la peau bordant sa cicatrice ; puis à la sensation de froid sous ses fesses, au point de croire que les planches en bois sur lequel il s'assoit pourrait être mouillées.
   Ce n'est pas le cas, heureusement. Il s'en rapidement compte.
   Jordan s'assoit près de lui, frissonnant à son tour, colle naturellement son épaule contre celle de Gabriel, recherchant sa chaleur dans la fraîcheur de cette journée nouvelle. Le soleil est a peine levé dans le ciel, teintant celui-ci de couleurs pastels, un doux mélange de rose et de bleu peignant quelques nuages rares au dessus d'eux.
   — C'était plutôt embarrassant, confesse Jordan, brisant le silence contemplatif tout juste installé.
   Un rire tendre et sincère s'échappe des lèvres de Gabriel, dérobant un sourire à Jordan.
   — Oui, un peu.
— Mais je le pensais vraiment.
— Je sais.
   Tout est si calme, pense Gabriel, face au vide de ce petit parc encore endormi, longeant le bâtiment de l'hôpital. Seul les oiseaux semble eux aussi s'être levé de bonne heure, gazouillant à travers les branches. Gabriel est frigorifié, mais ce silence, si reposant, en vaudrait presque la peine. Sa vie n'a été qu'une tempête constante, sans interruption, sans réelle pause, et davantage encore ces dernières semaines avec l'irruption de Jordan dans sa vie. Quand est-ce qu'il s'est assis sur le banc d'un parc pour la dernière fois ? Quand est-ce qu'il a prêté attention aux sons qui l'entouraient ? C'est un plaisir qu'il ne soupçonnait pas, de se retrouver ici, malgré la douleur et le froid qui s'infiltre sous son t-shirt fin, dans ce silence et ce calme presque imperturbable, qui semble ralentir un peu le temps.
   — Tu t'es marié par intérêt ? finit-il par demander, les yeux rivés sur le ciel pâle au dessus de sa tête.
Il sent Jordan se crisper légèrement à côté de lui, mis mal l'aise par sa question, et ce malgré le fait qu'il s'y attendait, à cette conversation. Au moment où Gabriel lui a demandé de l'accompagner dehors pour discuter seuls tous les deux, loin de l'agitation sonore du personnel de l'hôpital, il a comprit que ce mariage en serait le principal sujet.
— Le père d'Alice doit financer mes prochaines campagnes, explique t-il d'une voix incertaine.
   Il est temps d'accepter qu'il ne peut pas y échapper s'il souhaite faire avancer cette relation. Et c'est ce qu'il souhaite profondément.
— Tu l'aimes, Alice ?
— Non, répond t-il sans une seconde d'hésitation.
Il voit Gabriel hocher lentement la tête, assimilant sa réponse et sans pouvoir encore rencontrer son regard qu'il ne réserve qu'aux couleurs du ciel, comme s'il ne pouvait assumer de regarder Jordan dans les yeux.
— Ce n'est pas elle que j'aime, ajoute celui-ci d'une voix timide, redoutant la réaction de Gabriel.
Ce dernier se met à nouveau rire, cette fois-ci pour masquer son embarras, ses joues se teintant davantage, déjà rougies par le froid.
   — Arrête un peu...
   — Impossible, répond Jordan, ne pouvant empêcher le sentiment de fierté qui illumine son visage, conscient de l'effet produit par ses paroles.
Bien qu'il ai du mal à prononcer encore ces trois mots qui lui chatouillent les lèvres.
— J'ai peur que... — le sourire de Gabriel s'éteint abruptement, il penche son regard, toujours fuyant, sur ses mains gelées qu'il serre entre elles pour en garder le peu de chaleur — ... je veux dire, tu n'es pas vraiment libre et je sens que ça pourrait avoir des répercussions.
   Et pourtant sa présence, l'euphorie qu'il ressent dans son corps lorsque Jordan est près de lui, son rire qui résonne dans le silence brumeux de l'aube, plus agréable à l'oreille encore que les chants des oiseaux dans les arbres ; tout ceci, Gabriel ne l'échangerait pour rien au monde.
— Ce que nous avons toi et moi suffit à me rendre libre, Gabriel.
— Jusqu'à quand ?
Parce qu'il y a forcément un moment où ils se retrouveront tous les deux face au mur, où Jordan sera rappelé d'une certaine manière par ses obligations, par ce mariage sur lequel semble être bâtit sa carrière. Et parce que dans ce milieu, ce ne sont pas les sentiments humains qui l'emporte.
   — Il y a un truc sur lequel tu devrais me faire confiance... dit doucement Jordan comme s'il venait de deviner les inquiétudes de Gabriel, tu devrais me faire confiance sur ma capacité à pouvoir prendre les bonnes décisions.
   — Qu'est-ce que c'est censé vouloir dire ?
   — Que je suis prêt à beaucoup pour sauvegarder ce qu'on a commencé à construire.
   Gabriel relève la tête, atteint en plein cœur par les mots qui viennent de franchir les lèvres de Jordan, peut-être plus que par le monologue sans queue ni tête qu'il a déballé il y a encore quelques minutes, bien qu'il en est convaincu de la sincérité. Peut-être est-ce le calme, le silence autour d'eux, la mélodie du vent, cette étroite bulle qui semble les isoler du reste du monde, qui fait que les mots que Jordan prononce, à l'instant présent, valent tellement plus que n'importe quoi d'autre.
   Leurs regards se rencontrent, se mélangent dans une certaine tristesse, dans une certaine tendresse qu'ils éprouvent l'un pour l'autre. Une douce innocence, une affection profonde trahit par l'étincelle qui éclaire la noirceur de leurs pupilles.
   — Tu as froid, remarque Jordan, en un murmure qui se mélange au souffle glacé du vent.
   Gabriel échappe un rire silencieux, surpris par ce brutal changement de sujet. Oui, il a froid, bien qu'il souhaiterait que ce moment dure l'éternité, que le soleil reste figé dans sa position, qu'il n'emporte pas dans son déplacement les couleurs rose et bleu du ciel, il meurt de froid. Il délie ses doigts, rouges, brûlants tant ils sont gelés. Il n'en ressent presque plus la douleur.
   — On devrait rentrer avant que tu tombes malade.
— Ouais, les médecins vont me tuer.
— Nora va me tuer moi si je te ramène malade, plaisante Jordan — bien qu'il n'ait pas tord — avant de se lever du banc pour tendre ensuite sa main à Gabriel.

La raison du plus fort (Bardella x Attal)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant