Chapitre 44

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Il était tout à fait logique, au vu du lien d'amitié puissant qu'ils entretenaient, que Gabriel vienne sonner à la porte de Nora. Cette dernière en effet avait parfaitement su ramasser son collègue et ami à la petite cuillère lorsque Stéphane mit fin à la relation de plusieurs années qu'il entretenait avec Gabriel et qui, peu à peu, verre par verre, s'était salement détérioré.
Le remède magique de Nora avait quelque chose de très cliché mais fonctionnait merveilleusement bien. Un pot de Ben & Jerry's devant les séries préférées de Gabriel et le chagrin, doucement, douloureusement, s'envolait, ou du moins, s'anesthésiait pour un temps. Lorsque Nora alors a reçu le sms de Gabriel comme quoi c'est fini — a t-il écrit — elle est rapidement descendu à l'épicerie du coin faire le stock de pots de crème glacée, consciente qu'elle allait devoir à nouveau accueillir la peine de son plus proche ami.
   Oui, vu l'amour et la patience dont elle a été capable de donner quelques mois plus tôt, il était tout à fait logique que Gabriel revienne sonner à sa porte.

   — J-Jordan ?
   Il était moins logique qu'elle trouve au pas de celle-ci, le regard suppliant, la respiration haletante comme s'il venait de courir plusieurs kilomètres dans la fraîcheur d'une matinée encore humide, celui dont elle allait devoir faire oublier l'existence à Gabriel. Son cœur faillit s'arrêter.
   — J'ai besoin de ton aide, souffle t-il entre deux couinements dans la voix.
Nora le trouve agaçant, détestable. Mérite t-il la merveilleuse personne qu'est Gabriel ? Probablement pas. Cette manière que Jordan a de tordre les règles, cette insolence dont il fait preuve à chaque instant sans même semble t-il pouvoir s'en empêcher ou ne serait-ce que s'en rendre compte devait forcément à un moment ou un autre entrer en conflit avec toute la pudeur et la sensibilité de Gabriel. Les contraires s'attirent, oui, mais finissent par s'entrechoquer jusqu'à se détruire.
   — Non, je ne peux pas.
   — Pourquoi ?
— Il va m'en vouloir.
— Je t'en supplie, Nora !
Plus que le pied de Jordan qui s'est glissé dans l'entrebaîllement de sa porte, empêchant sa fermeture, c'est le souffle de son prénom passant la frontière de ses lèvres qui fige un instant les pensées de Nora.
   — Pourquoi devrais-je t'aider ?
   Ou est-ce alors la profondeur des cernes grises sous ses yeux, donnant un indice sur la qualité de la nuit qu'il vient de passer et rappelant au passage celles de Gabriel, qu'il arbore parfois — souvent — sur son visage lorsque le stresse se fait de trop dans sa vie.
— Parce que toi et moi, on veut la même chose.
   — Tu n'as pas les épaules.
— Je déshabillais ma mère lorsqu'elle rentrait bourrée quand toi tu portais encore des couches.
Oui, c'est cette manière qu'à Jordan de dire les choses comme elles lui viennent, cet excès d'honnêteté qui parfois peut surprendre ou déranger. Mais comment expliquer alors qu'il soit incapable de prononcer les mots justes sur ce qu'il ressent ? Ces trois mots qui vous brûle la gorge mais qui, une fois libérés, rend votre esprit bien plus léger. Une contraction étrange qui a toujours, Nora doit le reconnaître, a suscité sa curiosité au travers de cette relation si fragile et pourtant si authentique, comme si finalement ces deux propriétés ne pouvaient exister l'une sans l'autre, comme si l'authenticité devait inclure forcément — accepter en elle — une part de fragilité.
   — Entre.
   Parce qu'elles se souvient de leurs regards, se dévorant, s'aveuglant parfois du trop de lumière ; de leurs joues roses, de leurs sourires embarrassés, des raclement de gorge discrets en espérant probablement que personne n'ait rien vu de ces instants d'intimité volés. Tous ces signaux qui ne se manifestent qu'entre deux âmes amoureuses.
   Nora ajoute, un sourire marquée d'une tendresse qu'elle ne peut définitivement pas assumer élargissant ses lèvres brunes :
   — Et je suis bien plus vieille que toi, je te signale.

   Ce qui lui brisa le cœur d'abord, à Jordan, c'est d'apprendre que Gabriel avait rompu sans qu'il soit lui-même au courant, d'apprendre qu'il avait choisit, décidé seul, à propos d'une chose qu'il ne le concernait pas seulement lui.
   — Ce n'est pas ce que je voulais... murmure Jordan à Nora, ses yeux relisant à nouveau le sms envoyé à cette dernière.
   Il est parti, c'est fini, je ne veux plus jamais le voir. Des mots écrits dans l'émotion de l'instant mais que jamais Gabriel n'aurait pu ne serait-ce qu'oser penser, n'est-ce pas ? Jordan espère tellement.
   — Tu as été un abruti sur ce coup-là.
   — Je sais...
   — Pourquoi ?
Elle lui revient à l'esprit à travers la violence d'un flash douloureux et aveuglant, les traits de son visage se confondant à ceux de Gabriel, comme s'il était elle, et comme si elle était lui. Deux personnes en une seule.
Jordan devine les sourcils de Nora se froncer dans l'angle de sa vue, inquiète probablement du silence qu'elle reçoit en retour.
— Pourquoi, Jordan ? insiste t-elle.
— Ma mère, elle était...
Combien de temps qu'il n'a pas invoqué sa mémoire à voix haute ? Jordan en ressent les années dans sa gorge à présent si serrée, dans ce vide aussi qui semble avoir déjà englouti son cœur depuis trop longtemps, depuis la naissance de ce tabou au sein de son cercle familial où le fantôme de sa mère y est interdit d'accès, comme si finalement elle n'avait jamais existé, comme si tout ceci n'avait jamais existé.
Et pourtant, le visage de Nora face à lui semble transmettre tout autre chose. Pour la première fois, Jordan ressent cette étrange sensation qu'il pourrait dire les mots qui pèsent dans son esprit sans être interrompu, sans être confronté encore à la brutalité de son frère qui, Jordan en est persuadé, n'a pas mieux que lui réussi à faire le deuil de la disparition de leur mère, qui a emporté avec elle le peu d'enfance qu'il leur restait.
— Ma mère était alcoolique... et elle en est morte.
   — Je suis désolée, Jordan.
   Nora est sincère, il s'en rend compte.
— Ce n'est pas l'alcool qui l'a tué en réalité, explique t-il, luttant contre les tremblements qui fragilisent sa voix, elle s'est suicidé.
   — À cause de son alcoolisme ?
   — Pas entièrement.

— T'avais promis que tu le ferais !
— Je vais leur envoyer un email, d'accord ?
— Non, c'est trop tard, le bureau est fermé le vendredi.
Ce sont les bouteilles de bières cette fois-ci, qui couvrent la table basse tâchée par l'alcool. Elle a choisit quelque chose de moins fort, mais qui a suffit à lui faire oublier ce que Jordan attendait depuis des mois maintenant. L'occasion enfin de passer une semaine loin d'elle et hors des barreaux que son existence représente ; goûter en quelque sorte à la vie d'adulte, celle d'après elle.
   — Jordy, ce n'est pas si grave, tu en feras d'autres des voyages dans ta vie.
   — Qu'est-ce que t'en sais d'abord ?!
   — Baisse d'un ton s'il te plaît...
   — Non ! Je ne baisserai pas d'un ton parce que tu as encore tout gâché !
Et c'est raté, évidemment, car il le sait à présent : plus il essaye de fuir le cercle familial, plus l'étreinte semble se resserrer autour de lui, l'obligeant à subir, à céder.
— Jordan ! intervient son père, ne parle pas comme ça à ta mère !
   — Personne ne comprends jamais rien ici !
   Ce voyage scolaire, c'était un filet de lumière au bout du tunnel, l'éclair vif d'un espoir de vivre quelque chose de différent et nouveau, renforcer ses relations avec ses potes ; partir loin, très loin d'ici, le temps ne serait-ce que quelques jours ; une pièce dans le puzzle de son adolescence déjà si mal assemblé. C'est tout ce que Jordan demandait.
   — Tu voyageras quand tu seras adulte... tente de temporiser sa mère.
   Or, le tunnel est plongé à nouveau dans l'obscurité totale, encore, sans l'espoir d'en sortir. Il y fait froid, et l'on y progresse seul, saisit par la peur, car l'on ne sait quels monstres nous observent depuis la noirceur des ténèbres.
   — Je n'accomplirai rien dans ma vie tant que j'aurais le fardeau de ton existence à porter.
   Ces mots, prononcé dans un calme déconcertant, Jordan n'en mesurait pas l'impact futur. Il se souvient pourtant du visage de sa mère se décomposant, de l'ombre qui a modifié la couleur de ses yeux, passant des eaux turquoises des îles italiennes à un océan noir et profond. Cette blessure qu'il venait d'ouvrir chez sa mère, Jordan s'en est félicité. C'était ' bien fait pour elle'.
Le soir de la même journée, il aurait payé cher pour revenir à cet instant et retiré les propos qu'il a tenu.

— J'avais quatorze ans.
   — Tu étais jeune, ce n'est pas de ta faute.
— C'était de ma faute, Nora.

Tout a changé. Clément lui en a voulu, énormément voulu. De frères complices dans les conneries, ils sont devenus deux étrangers, ne partageant plus rien excepté le sang qu'il coulait dans leurs veines. Leur père s'est muré dans le silence, dans la souffrance, dans la tristesse, quittant plus tôt encore le domicile familiale pour ne revenir qu'une fois la nuit tombée. Il ne lui restait plus que le travail pour oublier, tous les jours, toute la journée, à s'acharner sur autre chose, jusqu'à mourir à son tour écrasé par la peine et par le deuil qui jamais ne lui a donné de répit.
C'était quelques années après la mort de son épouse. Clément était parti faire sa vie au milieu des champs, loin de la ville, loin des lumières qui lui auraient sans cesse rappelé les yeux de sa mère. Jordan venait d'entrer à l'université. Lorsqu'il a apprit le décès de son père, il a quitté l'amphithéâtre dans lequel il était assis et n'y a plus jamais remit les pieds.

— Gabriel est au courant ?
C'est ce prénom, prononcée par Nora avec toute la tendresse qu'elle éprouve pour son ami, qui ramène Jordan dans le présent, et qui lui resserre un peu plus douloureusement encore la poitrine.
— Pour ma mère ?
— Pour ton histoire, en général.
Jordan hausse les épaules, provoquant en réaction chez Nora un long soupire d'exaspération.
— Quand est-ce que vous saurez communiquer tous les deux ?
— Apparemment jamais étant donné qu'il a fait le choix de rompre, répond t-il avec un début d'amertume dans la voix.
   — Qu'est-ce qu'il représente pour toi ?
   Tout. C'est le premier mot qui lui traverse l'esprit, comme une évidence. Gabriel, c'est l'espoir, c'est l'avenir, c'est celui qui a lui a permis de croire en nouveau à la vie, de croire qu'il n'était peut-être et finalement pas seul sur cette Terre, que son cœur pouvait réapprendre à battre et à se soulever, à donner et à recevoir ; à travers cette bienveillance excessive, ce rire que Jordan s'amuse à provoquer parce qu'il n'y a pas plus beau son dans l'existence. Cette fragilité qui ne fait que compléter la sienne ; et Jordan en prend conscience, là, dans cet instant : il n'est pas plus fort que Gabriel.
   — C'est ma lumière au bout du tunnel.
   — Je crois que tu as besoin de lui autant qu'il a besoin de toi.

Alors, cours.

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