Gabriel est debout devant la porte, immobile, les yeux rivés sur la sonnette. Il entend son cœur cogner contre sa cage thoracique. Deux jours de silence, à checker son téléphone toutes les minutes, à ressasser encore et encore la même scène, la journée, la nuit. À fuir l'ennui pour ne pas avoir à y penser. Il n'en pouvait plus. Ce n'est pas humain, d'avoir à subir le mutisme entêté de quelqu'un d'autre, alors qu'il y a tant de choses à dire, à exprimer.
Arrivé ici, devant cette porte en bois massif — lourde — il ne sait plus s'il devrait être là. Gabriel mène une bataille contre sa fierté. C'est lui qui va craquer le premier, qui va devoir aller chercher des réponses à des questions qu'il n'a pas posé. Il lui en veut déjà, à Jordan, pour ce silence, alors que Gabriel se battait pendant ces 48h contre la capharnaüm de ses peurs et de ses désirs.
Combien de temps aurait-il pu attendre encore devant cette porte, à poser le pour et le contre ? Des heures peut-être si la porte ne s'était pas ouverte d'elle-même. Gabriel sursaute. Son cœur avec. Alice apparaît, pousse au même moment un cri d'effroi, aiguë, loin de penser qu'elle pourrait trouver quelqu'un sur le pas de sa porte.
— Monsieur Attal ?! Qu'est-ce qui vous prend ?
Elle porte sa main à sa poitrine, côté gauche, pressant son cœur, essoufflée par la retombée d'adrénaline.
— Vous m'avez fichu la trousse ! dit-elle d'un ton maternel, comme une mère qui engueule un enfant d'avoir joué avec la sonnette.
— Je suis désolé, s'excuse Gabriel, est-ce que... Jordan est là ?
Alice porte un corset de couleur chair, qui semble lui compresser un peu trop la taille, à la manière dont elle respire — elle a l'air d'étouffer — mais qui met en valeur sa peau laiteuse. Ses cheveux blonds, si clairs qu'ils ont l'air presque blancs, sont remontés en une queue de cheval complexe d'où s'échappent quelques mèches bouclées au fer. Elle est parfaite en tout point, Gabriel s'en rend compte. Elle est tout ce qu'il n'est pas.
— Il est au Solaris, répond t-elle, il a encore deux trois choses à régler là-bas avant le jour J.Le jour J ? Quel jour J ? Gabriel se rassoit à l'arrière de son taxi, troublé. De quoi parlait Alice ? Il n'a pas capté sur le coup, mais réalise à présent. Est-ce que Jordan a un truc de prévu ? Ça pourrait expliquer son silence ces deux derniers jours. Probablement avait-il l'esprit occupé. Gabriel espère avoir raison.
— Le Solaris s'il vous plaît, indique t-il à destination du chauffeur.
C'est à l'autre bout de Paris. Il le sent, cette course va lui coûter très cher.Gabriel lève les yeux sur la façade du bâtiment. Il en connaissait la réputation mais n'y avait jamais mit les pieds. Avec ses briques orangées, jaunes pour certaines, décolorées par le temps, et sur lesquels tape les rayons d'un soleil actuellement haut dans le ciel, Gabriel se croirait au bord des mers normandes, bien loin des rues encombrées de Paris. Il confondrait presque le bruit des voitures avec celui des vagues.
Sur le trottoir, des employés déchargent depuis des camions tables et chaises en bois, passant tant bien que mal les portes en fer forgé du bâtiment. Gabriel se faufile entre deux groupes, monte deux par deux les marches d'un escalier menant au deuxième étage, suivant les deux déménageurs qui le précède.
Ce qui apparaît sous ses yeux lui coupe le souffle. Une quinzaine de tables rondes couvertes de nappes en lin blanc qui tombent jusqu'au sol, effleurant le parquet en bois luisant. Celui-ci craque sous les pas de Gabriel, à mesure qu'il s'avance progressivement, le coeur serré. Des baies vitrées le long de murs, mais aussi au plafond, en son centre, accueillant la lumière pâle du soleil dans laquelle baigne la pièce. Sur chacune des tables est posé un bouquet de roses blanches. Des roses, il y en a partout autour de lui. Le long des poutres, autour des vitres, et collées sur les coins d'une toile posée sur un petit chevalet, peint en blanc lui aussi.Bienvenue au mariage
d'Alice & Jordan.Gabriel sent son estomac se retourner avec violence. Le parfum des fleurs, puissant, presque agressif, lui envahit les narines depuis qu'il est entré, lui tournent la tête. Ces mots, devant lui, sont là pour l'achever. Mariage. Celui-ci en particulier tape dans son esprit. Un coup de massue. Gabriel a mal. Il a envie de vomir. Ses pensées s'envolent dans tous les sens, se répercutent entre elles. Alice, habillée et coiffée en princesse de conte de fée ; les lèvres de Jordan, douces ; le contact de ses mains ; les traits flous de son visage, à travers l'eau, à Strasbourg. Il ne peut pas rester ici. Trop de blanc, trop de lumière. Il étouffe sous le poids de ses propres pensées. Il faut qu'il sorte.
Il se retourne vers la sortie. Jordan se tient là, dans l'encadrement de la porte, bloquant de tout son corps la seule issue. Il transperce Gabriel du regard.
— Qu'est-ce que tu fais ici ? demande t-il sèchement.
— Comment as-tu pu-
La voix de Gabriel s'étrangle. Il n'arrive même pas à parler, transit par le regard de Jordan, dur, impassible.
— Va t-en.
Ce n'est pas lui. Gabriel refuse d'y croire. Il est l'opposé de ce qu'il lui à montré jusqu'à maintenant. Son aide dans les rues de Strasbourg ; l'intimité de leur échange, sur ce bout de trottoir ; la chaleur de son baisé, délicat, timide.
— Tu m'as dit que... ça n'allait pas entre vous... arrive t-il à sortir malgré sa gorge noué.
— J'ai dit que c'était compliqué, rétorque Jordan d'un ton tout aussi glacial, c'est ce qui arrive quand deux personnes se marient.
— Alors pourquoi tu m'as...
Le mot reste bloqué. Parce que Gabriel réalise. Cet instant, ce baisé, restera à tout jamais inscrit hors de la réalité, hors du temps et de l'espace. Il n'aura existé qu'une fois, n'existera qu'une fois. L'unique occasion de braver l'interdit, le temps d'une soirée, d'une minute même, avant de revenir dans le droit chemin.
— C'était une erreur, lâche Jordan, le visage vide de toute émotion.
Puis il ajoute :
— Considère qu'il ne s'est rien passé.
Gabriel sent son coeur se briser en milles morceaux. Il n'aurait pas dû venir ici. Faut-il toujours qu'il s'imagine tout un monde à partir de pas grand chose ? Il ne peut s'en prendre qu'à lui même, d'y avoir cru rien qu'un peu, malgré le silence de Jordan, qui aurait dû être un indice, mais qui ne l'a pas arrêté. Il était seul sur ce chemin depuis le début. Ce baisé, la façon dont il l'a ressenti — frôler le paradis, toucher le ciel, ses nuages — il l'a vécu tout seul.
— Va t-en maintenant.
C'est cassant, c'est privé de toute once de chaleur, mais Gabriel n'en attendait pas moins. Le Jordan qu'il a rencontré n'existe pas, n'a été qu'une illusion forgé par son propre esprit. Tout est disloqué, à présent, à l'intérieur de lui.
— Très bien..., s'étrangle t-il.Vous l'avez tous vécu, ce moment. Retenir ses larmes, jusqu'à que ça en devienne douloureux. Vous vous en mordez la langue, vous en avez mal aux yeux, à force de contenir le tsunami qui vous menace. Parce que les autres ne comprendrait pas, vous prendrait pour un fou. Parce que c'est une douleur secrète, au goût amer de la honte, de l'humiliation, que l'on ne peut qu'éprouver seul.
Passé la porte de son appartement, Gabriel éclate en sanglots, libère — est-ce le mot ? — toute la tension accumulée, l'attente insoutenable de pouvoir pleurer. L'impossibilité de prononcer un seul mot, au risque de craquer trop tôt.
Gabriel se précipite vers sa table de nuit. Les larmes brouillent sa vision. Il ouvre le tiroir. Vide. Son tiroir est vide.
— Non non non non non non.
Il referme le tiroir, le réouvre, le retire du meuble, le retourne. Rien. Il a disparu. Ses mains tremblent. Ce n'est pas possible... Pas ça... Il était là, il en restait hier. Gabriel regarde sous le lit. Pas là non plus. La frustration monte, mélangée aux larmes. Comment est-ce possible ? Réfléchis, réfléchis, réfléchis... Il fait chaud, pourquoi est-ce qu'il fait chaud ? Il soulève le matelas. Pas là non plus. Derrière le radiateur ? Non. Les endroits sont de plus en plus improbables. Gabriel sent qu'il va péter un câble. Ça lui fait un mal de chien. Il n'arrive plus à penser correctement. Il faut qu'il réfléchisse mais n'y arrive pas. Dans la cuisine peut-être ? Obsédé par cette seule chose à présent, comme si sa vie en dépendait, il retourne les tiroirs de la cuisine. Les couverts tombent sur le carrelage, provoquant un vacarme strident qui résonne dans la pièce. Gabriel ignore. Il faut qu'il trouve. C'est forcément quelque part.
Il s'immobilise. Hugo. C'est évident. Bien sûr que c'est lui. Gabriel saisit son iPhone, recherche son nom dans ses contacts récents, les yeux toujours brouillés par les larmes, les doigts qui tremblent.
Première sonnerie.
Allez putain !
Deuxième sonnerie.
— Allô ?
— C'est toi qui l'a prit ?
Gabriel est agressif, malgré lui. Il ne s'en rend pas compte. Il n'est maître de rien. Son esprit est absent, a quitté son corps, depuis le moment où il a vu cette toile, ses mots peints à la main, posée sur son chevalet blanc.
— De quoi tu parles Gabriel ?
— Tu sais très bien de quoi je parle, le sachet qui était dans ma table de nuit.
— Oui, c'est moi, souffle Hugo, je te le ramène demain.
Non non non, hors de question. Gabriel ne tiendra pas jusqu'à demain. Il ne pourra pas affronter une nuit seul, pas après ce qu'il vient de se passer, il ne pourra pas affronter sa solitude, ses pensées, ressasser encore cette scène, ce baisé, qu'il ne revivra jamais, revivre l'humiliation d'aujourd'hui, sans un coup de main.
— J'en ai besoin maintenant.
— Putain je bosse Gabriel, s'énerve son compagnon, qui contenait son exaspération jusque là.
— Hugo je t'en supplie...
Gabriel joue à présent la carte de la pitié. Il est désespéré, on ne peut pas lui en vouloir.
— Tu fais chier !Gabriel s'effondre sur le sol, après avoir raccroché, redoublant de larmes, assis au milieu des couverts éparpillés sur le sol. Il s'en veut. Son esprit a quitté son corps mais n'en reste pas moins témoin de ce qu'il se passe, de sa façon d'agir. Il se sent ridicule, de se comporter ainsi. Mais c'est plus fort que lui, c'est au dessus de ses forces. Il a perdu le contrôle.
Le visage de Jordan réapparait devant lui. L'indifférence dans son regard. Ses mots, cinglants. Le rejet, dont son corps transpirait. Gabriel a l'impression d'être un adolescent à nouveau. Tout ce chemin parcouru pour accepter qui il est, qui il aime, pour finalement revivre ce genre d'échecs. Lui qui pensait avoir trouvé une once de stabilité dans sa vie. Fallait-il qu'il laisse quelqu'un venir tout bouleverser.
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La raison du plus fort (Bardella x Attal)
Fanfiction"Félicitations, Monsieur Attal, vous êtes notre nouveau premier ministre." Quelques mots le début d'une divagation d'un homme dont les sentiments ont provoqué les convictions en duel. C'est une danse avec la solitude et la fragilité. Une ode à l'ab...