Chapitre 10

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Les deux tasses de café sont vides. Et l'établissement est presque désert, baigné dans une douce lumière de fin d'après-midi. L'affluence reprendra plus tard dans la soirée, à l'heure de sortie des bureaux. Seul un couple de vieilles personnes, soixante-dix ans peut-être, assis pas loin de Gabriel et de Jordan et feuilletant des revues de tourisme sur la ville, n'ont pas bougé depuis qu'ils se sont installés. Gabriel jette un coup d'œil à l'heure. Ils ne se sont pas rendus à l'Assemblée, le récit ayant pris plus de temps que prévu. Emmanuel lui fera la remarque quand ils se reverront. Il lui dira qu'il était malade, qu'il est rentré à sa chambre d'hôtel. Il a bien dû le voir à sa tête ce matin. Il devrait comprendre, c'est la première fois que ça arrive depuis qu'ils travaillent ensemble. Et au vu de ce que Jordan vient de lui raconter, ça n'arrivera plus. Il a eu beaucoup de chance cette fois, de ne pas avoir été remarqué, de ne pas avoir été filmé ou photographié par un inconnu et posté sur les réseaux sociaux. Il a eu beaucoup de chance que Jordan l'ait... sauvé, en quelque sorte. Il voudrait se taper la tête contre un mur face à sa propre bêtise. Jordan Bardella lui a sauvé la mise, alors qu'il n'avait aucune raison de le faire, et surtout après ce que Gabriel lui a fait. Deux fois. La tentative d'espionnage dans le restaurant puis son agression verbale pour un retard dont il ne connaissait même pas les raisons. Il se sent vraiment comme un abruti. Il a merdé, il n'aurait pas dû boire autant, se mettre dans un état pareil. Il a perdu toute crédibilité face à son adversaire pour qui il est obligé de se sentir reconnaissant. Jordan doit éprouver du mépris envers lui désormais, c'est certain.
   – Je pense qu'il est temps que je m'en aille.
C'est ce dernier qui a fini par briser le silence qui s'était imposé entre les deux hommes, mal à l'aise, incapable de se regarder plus d'une seconde dans les yeux.
   — C'est pour moi les cafés, ajoute-t-il.
Jordan fait un signe au serveur, puis fouille ses poches. Sa poche droite, sa poche gauche, puis sa veste accrochée à son dossier. Il ne trouve pas son portefeuille.
   — J'ai dû l'oublier dans ma chambre... finit-il par admettre, rougissant légèrement.
Gabriel, qui observait Jordan jusque-là, réagit, sorti de ses pensées.
   — C'est bon, je m'en occupe, c'est le minimum que je puisse faire.
   — Je te- Enfin,je vous rembourserai ma part.
Gabriel sourit, presque touché par cet excès de courtoisie.
   — Non, ce n'est pas la peine, vous n'aurez qu'à vous racheter un costume sec, risque-t-il dans l'espoir d'alléger l'atmosphère.
Jordan échappe un vrai rire sincère, dont le son retourne le cœur de Gabriel. Un son qui lui soulage un peu l'esprit. Ça va aller.
   — Merci pour le café dans ce cas, Monsieur Attal, cède-t-il, se levant de sa chaise pour pouvoir enfiler sa veste.
   — Merci à vous d'avoir accepté... de me raconter.
Jordan offre à Gabriel un sourire gêné, un dernier regard compatissant.
   — Je vous en prie. Qu'on ne vous y reprenne plus.
Puis il quitte précipitamment l'établissement, laissant Gabriel derrière lui.

Jordan a menti. Enfin non, il n'a pas menti. Mais il y a des choses qu'il a omis de raconter. Gabriel le sait parce qu'au fur et à mesure du récit, il s'est souvenu. La soirée ne s'est pas terminée comme il l'a décrite. La mémoire lui est revenu, progressivement, puis subitement, comme une évidence. Tout ce qu'il s'est passé hier soir, il l'a vécu. Les détails, les mots prononcés, le silence de la ville, les étoiles invisibles, puis le regard paniqué de Jordan sous la surface de l'eau glacée, ses mains qui lui tiennent fermement les bras. La peur. Son cœur qui bat la chamade. Tout lui est revenu comme une photo sous ses yeux.
Jordan n'a pas correctement raconté la suite de la scène. Les mots durs, tranchants, qui ont été échangés, dans un premier temps. Oui, ils se sont tus, c'est vrai, pendant le retour jusqu'à l'hôtel, mais pas que. Ils se sont disputés. C'était plutôt violent, pour deux hommes qui ne se connaissent pas. Il y a eu aussi l'arrivée dans la chambre de Gabriel. L'aide de Jordan. Ses gestes délicats, la sensation de ses doigts sur sa peau. Gabriel sent la chaleur lui monter au visage. Il s'enfonce un peu plus dans son siège, honteux, avec l'impression qu'on l'observe, que quelqu'un puisse deviner ses pensées. Il comprend que Jordan n'ait rien raconté. Tant mieux même. Gabriel aurait été embarrassé. Il n'aurait pas su où se mettre. Il y a des choses dont il vaut mieux ne pas parler, des choses qui se suffisent à rester des secrets.

La raison du plus fort (Bardella x Attal)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant