Chapitre 30

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   — Je te vois tricher, Gabriel.
— J'ai les yeux fermés ! se défend ce dernier, offensé par cette accusation soudaine et injuste, alors qu'il s'efforce depuis plusieurs minutes maintenant à se préserver de tout indice concernant la surprise que lui prépare Jordan, et ceci malgré la tentation que cela pourrait être d'ouvrir ne serait-ce qu'un œil.
Il n'est même pas aidé, étant donné que Jordan se bat à présent avec la troisième clef du trousseau, peinant à l'insérer dans le trou de la serrure, gêné par l'ombre de son propre corps qui le prive de la lumière jaune du réverbère de la rue.
— Tu en mets du temps, s'agite Gabriel, redoutant que quelqu'un puisse les surprendre ensemble à une heure aussi tardive.
— Je ne vois rien !
— Tu as besoin d'ai...
— Non ! l'interrompt Jordan, d'un ton malgré lui autoritaire car paniqué à l'idée que Gabriel puisse découvrir en avant-première ce qu'il a prévu pour lui ce soir.
   Au bout d'une nouvelle minute, la clef produit, au soulagement de tout le monde, un clic satisfaisant, déverrouillant la petite porte arrière du bâtiment qui s'ouvre sous le regard conquérant de Jordan.
   — Et voilà le travail...
   Puis il guide Gabriel, toujours aveugle, à l'intérieur, s'engouffrant tous les deux dans une épaisse et profonde obscurité, se dérobant aux derniers traits de lumière que leur offrait jusque-là les quelques réverbères projetant leur éclairage doré sur le trottoir.
— Tu peux ouvrir les yeux, murmure Jordan dans l'opacité du silence, impatient de découvrir la réaction de Gabriel.
   Celui-ci obéît, fait face d'abord à la désagréable sensation d'être comme enseveli sous la noirceur des ténèbres, inquiétantes de par l'impression d'imperméabilité qu'elles dégagent. Gabriel ne distingue rien autour de lui, excepté l'obscurité qui semble s'étendre à l'infini.
— Où est-ce ce qu'on est ? dit-il, n'osant hausser la voix.
   — Prends ton téléphone.
   Gabriel s'exécute. La lampe torche de son iPhone révèle d'abord la moquette rouge à ses pieds, étouffant ses pas. Puis, relevant le faisceau lumineux, il découvre un petit hall aux murs feutrés, recouverts d'immenses cadres abritant les affiches des films actuellement en salle.
   — Alors ? demande Jordan, contrôlant l'excitation dans sa voix.
   — C'est un cinéma ?
   — T'en penses quoi ?
   Gabriel fais quelques pas vigilant vers un large comptoir, un sourd grésillement parvenant à ses oreilles à mesure qu'il s'avance, y découvre derrière celui-ci un grand présentoir proposant un choix considérable de sucreries en tout genre, deux immenses et belles machines à pop-corn chargés à ras bords ; et enfin, la raison de ce son presque surnaturel tant il contraste avec l'intensité du silence qui enveloppe le lieu, un frigo rempli de cannettes de soda.
   — Comment est-ce que tu as eu les clefs d'ici ? demande Gabriel avec une réelle curiosité.
Jordan hausse les épaules, feignant l'innocence, ne pouvant en revanche retenir le sourire espiègle qui se dessine sur son visage.
— Moi aussi, j'ai mes contacts, dit-il, les yeux pétillants de malice.
   Puis il ajoute, entraînant Gabriel par le bras :
   — Place à la meilleure chose, maintenant.
   — On a le droit d'être ici ?
   Ce dernier impose un court silence, qui sonne tout sauf rassurant aux oreilles de Gabriel, avant de répondre, le regard fuyant :
   — T'inquiètes.

   Gabriel ne le dit pas, dicté encore par une certaine fierté qui subsiste au fond de lui et n'oubliant pas pour autant la manière dont Jordan a failli la lui mette à l'envers plus tôt en privilégiant Alice ; à propos duquel ils n'ont pas encore eu l'occasion de discuter — Jordan n'y échappera pas, Gabriel s'en convainc — mais, ce dernier doit bien le reconnaître, il est impressionné. Un film au cinéma, c'est romantique. Un cinéma — pas juste une salle mais un cinéma entier — pour eux seulement, c'est davantage romantique ; bien que connaissant un minimum Jordan à présent, connaissant l'audace dont il est capable, frôlant parfois l'impertinence, Gabriel s'inquiète de la légitimité de leur présence en ce lieu. Depuis qu'il est avec lui — à peine quelques heures donc — il aurait pu finir en garde à vue dix fois déjà. Ne se vengerait-il pas de ce que Gabriel lui a fait vivre à Strasbourg, lorsqu'il se promenait ivre dans les rues ? Gabriel sourit en y repensant.
   Assis sur un siège face à l'écran géant, seul dans l'obscurité et le poids du silence qu'il ressent davantage dans sa solitude, Gabriel attends impatiemment que Jordan, parti choisir un film en régie, le rejoigne. Il n'est pas à l'aise, victime à nouveau des tremblements nerveux de sa jambe gauche. Imaginez deux secondes vous trouver seul en pleine nuit dans un endroit que vous ne connaissez pas et où vous n'êtes même pas sûr d'y avoir le droit de présence. Son cœur forcément cogne bruyamment dans sa poitrine et Gabriel sursaute au moindre petits bruit, au moindre craquement anormal. L'impression que quelqu'un pourrait le surprendre ici à chaque seconde.
   Enfin, le générique d'Universal Pictures se lance devant ses yeux, rompant de manière brutal le silence devenu presque sacré, et l'éblouissant quelques instants de par sa luminosité soudaine.
   Jordan refait son entrée dans la salle, un large sourire aux lèvres, descend bruyamment les marches deux par deux, se fichant bien d'attirer l'attention, jusqu'à rejoindre la place à côté de Gabriel, qui sent son poids s'affaisser près de lui. Une vague de soulagement envahit ce dernier, dont la jambe inconsciemment se décontracte, heureux et rassuré de retrouver la chaleur de la présence.
— Pop-corns ? propose Jordan, lui tendant un pot en carton rempli bien plus haut que les bords.
— Ce n'est pas du vol ? s'enquis Gabriel, fébrile, et tu es sûr qu'on a le droit d'être ici ?
— Fais-moi confiance et profite.

La raison du plus fort (Bardella x Attal)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant