Chapitre 26

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Aujourd'hui, à 15h32.
Je suis devant chez toi.

— Ah parce que vous échangez sur Instagram maintenant ?!
Nora a encore craqué, parce qu'elle ne peut rien lui refuser, à Gabriel. Pour la troisième fois depuis un mois, elle est garée au même endroit, devant ce même portail, si bien qu'elle connaît désormais la route par cœur.
   Et comme si ça ne suffisait pas, Gabriel ne veut toujours rien lui dire, joue les mystérieux, elle ne sait pas, mais vu les kilomètres qu'elle fait pour lui, elle pense bien mériter quelques réponses à ses questions.
   — Je t'expliquerai plus tard, répond Gabriel, absorbé par ce qui se passe dehors.
   Nora croise les bras, boudeuse. Plus tard, plus tard, toujours plus tard. Pour une personne addict aux ragots, c'est plutôt frustrant.
Elle sent Gabriel s'agiter à côté d'elle. Relevant la tête, elle aperçoit Jordan refermer le portail derrière lui. 15h33, indique le tableau de bord.
— Il a couru ou quoi ? s'exclame t-elle.
   — Nora, bouge, vite.
— T'es sérieux ?
Nora s'indigne. Il ne manquait plus que Gabriel ait le culot de la virer de sa propre voiture. Elle se sent blessée, aussi. Dix ans qu'ils se connaissent, qu'ils se racontent chacun le moindre détail de leur vie privée ; forcément, elle ne comprend pas ce changement radical de comportement. Elle pensait tout savoir de lui, ses opinions, ses sentiments, ses projets ; aujourd'hui, elle a l'impression de ne plus aussi bien le connaître. Il y a quelque chose qu'il ne dit pas, qu'il a volontairement omis de raconter, quelque chose qui a un lien avec Jordan, bien sûr, elle n'est pas bête. Elle s'inquiète aussi. Parce qu'elle sait jusqu'où Gabriel peut tomber, parce qu'il ne la laisse rien contrôler. Et parce qu'elle redoute le moment où il faudra le ramasser à la petite cuillère.
   — S'il te plaît, allez, la presse Gabriel comme un enfant qui attend son cadeau de Noël.
   — C'est bon, ça va, je sors, cède t-elle, ouvrant sa portière.
Nora quitte son siège pour laisser sa place à Jordan. Le temps d'un seconde, Gabriel croit bien qu'elle va lui sauter à la gorge, au regard méfiant et sur protecteur qu'elle lui lance.
   Jordan s'installe, puis referme la portière. Gabriel sent son odeur, sa chaleur, remplir l'habitacle, envahir ses narines, sent aussi son cœur se gonfler d'une sensation si confortable. Quelque chose de léger. D'euphorique, presque.
   Jordan paraît si grand, si musclé, dans cette petite Twingo. Et ils sont soudainement si près l'un l'autre.
   — Qu'est-ce que...
Jordan s'interrompt, hausse un sourcil en voyant les lunettes de soleil que porte Gabriel devant ses yeux.
— Il n'y a pas de soleil, dit-il.
   — J'essaye d'être discret, rétorque Gabriel.
   Un large sourire anime le visage de Jordan qui retient le rire qui menace de s'échapper de ses lèvres.
— Qu'est-ce qu'il y a ? souffle Gabriel, les joues rougissantes, avec la désagréable impression que Jordan se moque de lui.
— Rien, rien... Pourquoi est-ce que tu es ici ?
— J'ai encore ta montre.
La fierté masculine, quel fléau. Il suffisait que Gabriel lui dise qu'il avait seulement envie de le voir, de lui parler un peu — ce n'est pas comme si ce n'était pas réciproque, après tout — mais il n'en est pas capable, pas encore. Quand il lui a avoué que Jordan lui avait manqué, hier, avant de l'embrasser — son cœur se resserre agréablement en y repensant — c'était incontrôlé, des mots qu'il a laissé échappé dans l'excitation de l'instant.
   — Et tu as fais quinze kilomètres pour me dire ça ?
   Or, Jordan n'est pas dupe. Tu m'as tellement manqué. Les mots de Gabriel lui sont restés en tête, ils les a ressassés toute la nuit, toute la journée. C'est ce qu'il retient le plus de cette soirée, plus que la violence de leur baisé.
— Pas que... avoue Gabriel d'une voix faible, je voulais te présenter mes excuses pour... Hugo.
Jordan se crispe légèrement, assez pour que Gabriel le ressente.
— Tu ne le reverras plus, s'empresse d'ajouter ce dernier.
— Et toi, tu le reverras ?
Ces mots qui sonnent comme un ultimatum dérobe un sourire à Gabriel, qui en comprend le sens caché. J'ai aucune raison de le revoir maintenant que je t'ai toi, se surprend t-il à avoir envie de répondre. Des paroles qui restent coincées dans le fond de sa gorge. Gabriel a perdu l'habitude de dire des choses aussi niaises. Et puis, il n'est pas sûr de la réaction de Jordan.
— Je l'ai définitivement viré de chez moi, se contente t-il de dire.
   Jordan hoche silencieusement la tête, le regard perdu dans le vide, face au pare-brise. Nora fait les cents pas sur le trottoir, les surveille d'un œil discret.
— Tu sais c'est quoi le pire Gabriel ? soupire t-il, un soupçon de tristesse dans la voix, que cet abruti m'ait manqué de respect, c'est une chose...
   Bien que Jordan prétende le contraire, les mots d'Hugo ont eu leur poids sur la balance, l'encourageant à se poser les bonnes questions sur son identité. Le voir avec un autre aussi, l'impression que Gabriel lui filerait entre les doigts, s'il ne se décidait pas rapidement, bien qu'il aurait souhaité que les choses se passent autrement.
   — Non, le pire, Gabriel, ce n'est pas ça ; le pire, c'était de devoir accepter qu'après trois jours loin de Paris, je ne pourrais pas être seul avec toi en rentrant.
   Gabriel sent son estomac se retourner avec violence. Il ne s'attendait pas à une telle franchise de sa part. Forcément, il est déstabilisé. Et cette proximité dans cette toute petite voiture, à ressentir la chaleur dégagée par l'autre, ça ne l'aide pas. C'est un pas de géant que fait Jordan vers lui, Gabriel en prend conscience. Les mots de Stéphane font écho dans son esprit : ne pas s'empêcher de vivre, ne pas avoir peur de souffrir, d'être blessé. Blessé ? Peu importe, et s'il décidait de lui faire confiance ?
   — Peut-être qu'on pourrait... se risque Gabriel, le cœur battant, rattraper le temps perdu ?
   C'est une vague de soulagement qui lui envahit le corps lorsqu'il voit ce sourire s'élargir à nouveau sur le visage de Jordan, sincèrement heureux de constater la réciprocité de ses intentions, de constater qu'ils sont tous les deux sur la même longueur d'onde, enfin.
   Jordan se tourne vers lui, les yeux brillants. Gabriel le sent bouillonner, fébrile, surexcité.
   — Tu sais ce que j'ai envie de faire, là tout de suite ? murmure t-il, sa voix tremblant sous l'émotion.
   Puis il s'interrompt subitement et tend la main vers les lunettes de soleil de Gabriel, qui, surpris, le repousse d'un geste.
   — Qu'est-ce que tu fais ? réagit-il, jetant un coup d'œil paniqué vers Nora, qui les fixe d'un regard tout à fait redoutable, debout sur le trottoir.
Si elle avait des lasers à la place des yeux, l'un d'eux seraient déjà six pieds sour terre.
   — Je ne te vois même pas, murmure Jordan, une moue boudeuse sur le visage.
— Si quelqu'un nous reconnaît, c'est fini, chuchote à présent Gabriel comme si l'on pouvait soudainement l'entendre à travers l'habitacle métallique dans lequel ils se trouvent.
— Aucune chance. Avec ta copine folle qui nous tourne autour, personne n'osera s'approcher.
Alors là, pense Gabriel, si Nora avait entendu ce que vient de dire Jordan en supplément de ses lasers à la place des yeux, c'est bien ce dernier qui se retrouverait, à l'heure actuelle, enterré six pied sous terre.
— Ne dis pas ça... souffle Gabriel.
   — D'accord, d'accord, pardon.
Jordan lève ses deux mains en signe d'innocence, un sourire au coin des lèvres. Puis il se retourne à nouveau, replongeant son regard sur la rue face à lui. S'installe alors quelques courtes secondes de silence. D'étranges secondes de silence durant lesquelles Gabriel voit, de manière très fugace, le sourire provocateur de Jordan s'éteindre brutalement, son corps s'immobiliser, ses yeux s'écarquiller.
   — Il y a Macron, lâche subitement celui-ci sur un ton grave.
   — Qu-Quoi ?
   Gabriel sent son cœur s'arrêter dans sa poitrine. A peine a t-il parlé, a peine l'information s'est-elle faufilé jusqu'à son cerveau, qu'il se plie en deux jusqu'à toucher le tapis au sol.
   Encore une fois, il ne s'attendait pas à cet éclat soudain de rire qui suivit son geste de panique. Il comprend instantanément et n'en revient pas. Tandis qu'il se relève sous les pouffements tendres de Jordan toujours, il sent une intense chaleur lui monter au visage. Pas plus par la honte que par ce son si agréable à ses oreilles, et qui lui vole malgré lui un sourire.
— Bêta, marmonne Gabriel, les joues roses.
   — Vous jouez à quoi tous les deux ? hurle Nora, les poings sur les hanches, la voix étouffée par la vitre qui les sépare, je vais ouvrir maintenant !
Jordan se calme instantanément et se tourne vivement vers Gabriel.
— Quand est-ce qu'on rattrape le temps perdu, alors ? se précipite t-il.
— Euh... demain soir ? répond au hasard Gabriel, pressé par le temps.
Jordan fronce les sourcils, exprimant son désaccord.
— Demain soir ? Pourquoi pas ce soir ?
— Ce soir ?
Tous les deux entendent la poignée de la portière de Jordan s'enclencher.
— Ce soir, 20h chez toi, conclue Jordan, avant d'être viré par une Nora enragé, et sachant pertinemment que Gabriel n'aura pas le temps de riposter.

— Ça a l'air de s'être plutôt bien passé, remarque Nora d'un ton glacial, le regard rivé sur la route devant elle.
— Hum, hum.
Son cœur se serre, face au silence, encore, de Gabriel. Elle n'aura rien aujourd'hui, ni probablement demain, ni dans une semaine. Eh bah tu sais quoi ? a t-elle envie de lui cracher au visage, ne vient pas pleurer devant ma porte où le jour où il te détruira le cœur. Gabriel ne s'en rend pas compte, mais Nora fulmine intérieurement.
   S'il ne ferait ne serait-ce qu'un peu attention, il remarquerait les mains de son amie crispées sur son volant, les traits contractés de son visage, son regard mêlant tristesse, colère et déception.
   Au lieu de ça, les yeux face au paysage urbain qui défile devant lui, il repense à cette question posée par Jordan auquel il n'a pas eu de réponse. Tu sais ce que j'ai envie de faire, là tout de suite ? Qu'est ce qu'il avait envie de faire ?
   Gabriel jette un coup d'œil à l'heure. 15h58. Il a si hâte d'être ce soir, sent battre fort son cœur rien qu'à imaginer ce qu'il pourrait se passer.

La raison du plus fort (Bardella x Attal)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant