Chapitre 27

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Aujourd'hui, à 20h16
Est-ce que tout va bien ?

Gabriel est nerveux. La montre de Jordan entre ses mains, il fixe le mouvement saccadé de l'aiguille des secondes, dont le rythme est bien moins rapide que les actuelles tremblements de sa jambe gauche. Il a pris une douche, s'est changé trois fois déjà — s'efforce d'ailleurs à ne pas retourner dans son dressing — a rangé et nettoyé son apparement de fond en combles, répondu à ses mails pour se distraire. Il est passé vingt heure, et Jordan n'a toujours pas toqué à sa porte.
Gabriel n'a pas de doute sur le fait qu'il viendra. Quinze minutes de retard, ça arrive à tout le monde dans une vie, surtout dans leur métier, cadencé chaque jour par des appels téléphoniques ou des rendez-vous au dernier moment. Oui, Jordan va arriver d'une minute à l'autre, Gabriel a confiance en lui.

Aujourd'hui, à 20h58.
Tu es sur la route ?

Ses yeux fixent le statut hors ligne, indiqué en haut de leur conversation. Jordan n'a pas vu ses messages. Un rendez-vous ou un appel au dernier moment, d'accord, mais n'aurait-il pas pu le prévenir au moins ? Et s'il avait eu un accident sur la route ? Gabriel secoue la tête, chasse cette pensée, le cœur serré. Non, ce doit être autre chose. Et s'il s'était moqué de lui ? Il n'oserait pas y croire. Ou alors Jordan aurait parfaitement bien joué son jeu. Comment expliquer sinon cette absence, ce silence, cette indifférence, depuis une heure maintenant ?

Aujourd'hui, à 21h32.
Jordan ?

Vu.
Gabriel se verse un deuxième verre, affalé devant la télévision allumée, certain à présent que Jordan lui a bel et bien posé un lapin, il a complètement abandonné l'idée de le voir ce soir. Car rien n'explique qu'il ait vu ses messages et n'y ait pas répondu. Il sent la vodka lui tourner la tête, confondre ses pensées, il aimerait éclater son téléphone contre le mur, insulter la Terre entière, l'insulter lui, Jordan, pour se montrer aussi contradictoire dans sa manière d'agir. Pour s'être foutu de lui. L'impression pour Gabriel d'être humilié, encore une fois, davantage par le fait que Jordan refuse de lui répondre, comme s'il le regardait de haut, le pointait du doigt en se moquant.
N'étais-ce pas évident ? Que pouvait-il attendre d'un homme aussi instable — et marié, qui plus est — qui n'est pas capable d'être sérieux, professionnellement parlant, toujours en retard ou absent. Pourquoi alors le serait-il sentimentalement parlant ?

Aujourd'hui, à 22h01.
Va te faire foutre.

Jordan était prêt à partir, pourtant. En avance même. Lui aussi s'était changé plusieurs fois, avait passé un temps fou dans la salle de bain, repassé ses vêtements, ce qu'il ne faisait jamais, ou du moins quelqu'un d'autre le faisait pour lui. Il s'était coiffé, décoiffé, recoiffé, avait finalement opté pour le naturel, craignant d'en faire trop. Puis il a descendu les marches jusqu'au rez-de-chaussée, guilleret, le cœur comblé, jouant distraitement avec le tintement de ses clefs. Il avait si hâte de retrouver Gabriel, avec personne pour les emmerder cette fois-ci, ni Hugo, l'ex plan cul sans neurones, ni la copine folle maman poule.
Ce qu'il n'avait pas prévu ? — parce qu'il devait bien y avoir un obstacle sur son parcours, expliquant sa disparition aux yeux de Gabriel. — C'est la présence de Paul Béricourt, le père d'Alice, avachi comme s'il était tout à fait chez lui dans le fauteuil du salon, et bavardant avec sa fille.
— Aaaaaaaah, n'est-ce pas mon gendre ! s'exclame t-il, fier, de sa voix grasse, ouvrant grand les bras en apercevant ce dernier.
— Papa reste dîner ce soir, explique Alice d'un ton aimable.
   Les deux larges sourires qu'ils affichent chacun sur leurs visages retournent l'estomac de Jordan,
qui devine déjà les contours du piège se former autour de lui.
— Je comptais sortir, là.
Leurs deux sourires s'éteignent aussitôt, remplacés par des froncements de sourcils. Paul décolle son dos du fauteuil et se penche en avant, croisant les doigts des mains, l'air d'un inspecteur féroce prêt à interroger le suspect face à lui.
— Tu as rendez-vous quelque part ?
Sa voix est grave, transformée, presque menaçante. Jordan tressaille, sent un frisson lui parcourir la colonne vertébrale. S'il y a une personne à qui il ne veut pas se frotter, c'est bien Paul Béricourt. Sauf qu'aussi, ce fameux rendez-vous, il ne peut pas l'annuler. Enfin, plutôt, il ne veut pas l'annuler.
   Alice, debout à côté de son père, lance à Jordan un regard appuyé. Ses lèvres forment le mot non qu'elle lui implore de répondre.
   — Oui, j'ai un rendez-vous, s'étrangle Jordan, contre toute-attente, une goutte de sueur lui coulant le long du dos.
   Alice échappe un rire nerveux, subitement mal à l'aise devant cette situation où mari et père pourraient très bien se sauter à la gorge.
   — Chéri, tu es sûr que ça ne peut pas attendre ? dit-elle en grinçant des dents, toisant Jordan du regard.
   Ce dernier déglutit face à tant d'obstination. Pourquoi devrait-il attendre pour un repas qui pourrait très bien avoir lieu le lendemain. Qu'est-ce que cela changerait ? Enfin, en soi, rattraper le temps perdu avec Gabriel pourrait tout aussi bien être décalé au lendemain, mais ce n'est pas pareil, bien entendu.
   — C'est un rendez-vous important, insiste Jordan, feignant une certaine assurance dans sa posture.
   S'appuyant de toute sa force sur les deux accoudoirs, Paul se lève inopinément du fauteuil, provoquant un sursaut dans l'assemblée.
   — Il semblerait, ma poupée, dit-il à destination d'Alice, et de nouveau le sourire aux lèvres, que ton époux aurait en quelque sorte mis de côté ses valeurs familiales.
   Puis il s'esclaffe, sur un ton moqueur, mi agressif :
   — Il n'est pas encore Président qu'il a déjà des rendez-vous qui l'empêchent de rester auprès de sa famille !
Jordan se renfrogne, retient sa respiration en voyant son beau-père se rapprocher, progressivement et dangereusement de lui, l'impression qu'il pourrait recevoir son poing dans sa gueule à chaque seconde.
   — Je vais gérer ça, papa, finit par intervenir Alice qui en ressent la redoutable tension électrique.
   Puis elle entraîne Jordan dans la cuisine, le saisissant par le bras, les ongles plantées dans sa peau, ses talons claquant avec sévérité sur le parquet.
— Aïe, putain, Alice !
— T'es malade ou quoi !? murmure t-elle une fois à part, s'abstenant d'hausser la voix.
   — J'ai que ça à foutre de dîner avec ton père ?!
   Alice jette un coup d'œil craintif derrière Jordan, paniqué à l'idée qu'il puisse avoir entendu de tels mots sortir de la bouche de son gendre qui aurait dû être si parfait selon ses attentes.
   — Tu veux qu'il retire le financement de ta campagne ?!
   — Pourquoi est-ce qu'il ferait ça ?!
   — Parce que tu agis comme un con, Jordan, dernièrement !
   Jordan souffle. La dernière chose dont il a besoin maintenant, c'est d'une scène de ménage, ajoutée au chantage de Paul Béricourt, secouant sa bourse devant ses yeux comme une carotte avec un âne. Il déteste devoir dépendre de cet homme à qui il n'a rien demandé.
   — De quoi tu parles ? demande t-il, agacé.
   — Quand est-ce qu'on a couché ensemble pour la dernière fois, Jordan ?
   Ce dernier écarquille les yeux, jette à son tour un regard inquiet derrière lui. Si son beau-père les entend parler de ses ébats avec sa fille, sa poupée, sa princesse, il est mort. Il le prendra à coup sûr, son poing dans sa gueule.
   — On va vraiment parler de ça maintenant ?
   En outre, si ce cirque continue, il va prendre du retard. Et chaque minute qui passe est une minute de moins avec Gabriel. Jordan jette un coup d'œil à sa montre. Putain ! Il n'a plus de montre, se souvient-il.
   — Sérieusement Jordan, tu n'as jamais envie en ce moment, tu es toujours ailleurs, à faire autre chose, je sais pas quoi...
— Je t'en supplie, l'interrompt Jordan, l'écoutant à peine, obnubilé seulement par le fait d'arriver à l'heure à son rendez-vous, je ne peux vraiment pas ce soir.
Alice renforce son étreinte sur son bras, enfonçant plus profondément dans sa peau ses ongles pointues.
   — Je te préviens, dit-elle d'un ton menaçant, deux flammes imperturbables dans les yeux, si tu fais un pas hors de cette maison, je lui demande de retirer son chèque.
Jordan n'en revient pas. Il n'imaginait pas Alice se positionner ainsi en fervente défenseuse de son père. À défaut de s'aimer véritablement, ils s'étaient mis d'accord pour se soutenir l'un l'autre dans ce mariage, de protéger les intérêts de chacun. Je te donne ça, tu me rends ça. L'accord était pourtant simple. Il n'avait pas besoin d'être complexifié à ce point. Les dîners, les machins, toutes ces conneries, ce n'était pas dans le contrat. Cet argent, Jordan en a besoin, son entourage politique en a besoin, et Alice en a tout à fait conscience. Or, il n'avait pas mesuré l'ampleur de cette avantage qu'elle a finalement sur lui et qu'elle se plaisait à taire jusque là.
— Tu me fais chier, finit-il par capituler, vous me faites tous chier dans cette famille.

— Jordan, les pommes de terre ?
Ce dernier scrute son téléphone portable, posé sur le buffet, qui a déjà vibré deux fois dans la soirée. Chaque minute est un supplice. A t-il déjà vu des personnes manger aussi lentement ? Probablement pas. À croire que c'est fait exprès. Le chemin de la fourchette de l'assiette à leur bouche semble durer une putain d'éternité et Jordan doit faire un effort surhumain pour ne pas le leur balancer à la gueule, leur putain de plat de pommes de terre.
   — En fait, Alice... reprends Paul entre deux bouchées, tu as obtenu des nouvelles de l'agence de New York ?
   Gna gna gna gna gna gna gna...
   Il ne peut pas garder son énergie pour terminer de bouffer celui-là au lieu de vouloir ouvrir sa gorge à tout bout de champ ?!
   Il n'y a pas à dire, Jordan est une cocotte minute prête à exploser.

   Une heure et demie. Le repas à duré une heure et demie. Lorsque Paul Béricourt se lève enfin de sa chaise, annonçant en respectable patriarche la fin du repas, c'est un sentiment de pure délivrance qui envahit Jordan, dont le premier réflexe est d'aller attraper son téléphone, un trophée pour lequel il a dû se battre — et quel combat ce fut de faire preuve d'autant de patience face à Alice et à Paul — pour en obtenir le droit de le brandir à la fin.

Est-ce que tout va bien ?
Tu es sur la route ?
Jordan ?

Les messages de Gabriel lui serrent le cœur, un sentiment désagréable de culpabilité le submerge soudainement, en l'imaginant l'attendre, seul dans l'obscurité de son petit appartement parisien, sans nouvelles de sa part. L'impression d'avoir trahit Gabriel, en quelque sorte. C'est un précieux morceau de sa confiance, qu'il perd ce soir, parce que le connaissant assez maintenant, il va lui en vouloir ; il va, à raison, le lui reprocher.
   — Il faut que j'y aille maintenant, annonce Jordan.
   Il s'apprête à écrire une réponse à Gabriel mais est rapidement interrompu par l'ombre de Paul, surgissant derrière lui. Jordan ferme précipitamment la conversation, par peur d'être grillé sur la véritable teneur de son rendez-vous.
   — D'abord un petit cigare ! déclare Paul, le visage défiguré par son large sourire et le nez rosé par les litres de vin qu'il a bu à table.
   — Non, vraiment, j'ai...
   — J'insiste, Jordan.
   Son ton est définitif, masqué sous cette fausse joyeuseté dont il fait preuve et qui ne sert qu'à rassurer sa fille, que Paul ne voudrait surtout pas brusquer. Une manière de montrer son autorité naturelle sans avoir à forcer, aussi. Autorité naturelle ? Enfin, serait-elle sans la présence d'un compte en banque plein aux as ?
Comment refuser un cigare de la personne dont les poches ont une incidence directe sur votre place sur l'échiquier politique ?

A peine pose t-il les lèvres sur le pied du cigare qu'il sent une épaisse fumée se forcer un chemin jusqu'à ses poumons, lui coupant net la respiration et lui irritant douloureusement la trachée, comme des milliers d'aiguilles ressenties de l'intérieur.
Une violente quinte de toux lui saisit le corps, la poitrine, le tout sous l'éclat de rire railleur de Paul Béricourt. Tandis qu'il se remet de cette pénible expérience, Jordan sent à nouveau son téléphone vibrer dans sa poche, lui retournant l'estomac, comme s'il n'avait pas assez envie de dégobiller le repas qu'il vient tout juste d'avaler.
   Ça suffit ces conneries.
   — Il faut que j'y aille maintenant, dit-il, se levant de son siège, regardant droit devant lui, déterminé à sortir enfin de cette baraque.
   — Quelle tafiole sérieusement, se gausse Paul derrière lui.
   — Papa ! réagit Alice, scandalisée.
   Jordan n'y prête pas attention, ses mots ne l'atteignent pas, ne l'atteignent plus. Il a assez donné ce soir pour pouvoir préserver le financement de sa prochaine campagne. Il se dirige à présent vers la sortie, car un autre combat l'attend.

Va te faire foutre.

   Au dernier message qu'il a reçu de Gabriel, il sait qu'il va devoir se battre, trouver un sacré moyen pour se rattraper, récupérer cette confiance à peine acquise. N'a t-il pas prit le risque de perdre davantage, juste pour quelques milliers d'euros ?

La raison du plus fort (Bardella x Attal)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant