— Tu viens à la soirée chez Nicolas ?
Tu es trop jeune pour ces conneries, lui aurait dit son père. Or dans cet interdit s'y trouvait quelque chose d'attirant, peut-être était-ce là l'occasion de s'affranchir de ses parents, de sa mère, du silence écrasant des reproches que l'on n'osait dire qui régnait chez lui, de la violence qui s'imposait, intangible, entre les membres de sa famille. Cette idée d'une liberté soudaine poussa Jordan à répondre oui.
— Il y aura Amanda, ajouta Jules comme s'il devait encore convaincre son ami.
— Je ne vois pas ce que vous lui trouvez.
Victor lâcha les lanières de son sac à dos et plaça ses deux mains au niveau de sa poitrine, mimant deux gros ballons qu'il tenait entre ses doigts. Un sourire vicieux a élargit ses lèvres, et la vue de celui-ci retourna désagréablement l'estomac de Jordan.
— Vous me dégoûtez... balança ce dernier avant de refermer sur ses deux amis la porte de chez lui.
Il les entendit tous les deux crier à travers celle-ci, prit chacun d'un éclat de rire qui malgré tout arracha un sourire à Jordan.
— Vingt-trois heures chez Nico ce soir !
— Cassez-vous bande de cons !Jordan était habitué au silence, à l'absence de voix et d'agitation, à la résonance des pièces de la maison. Le silence de cette fin d'après-midi, alors que le soleil projetait latéralement ses rayons dorés sur le mur de sa chambre, lui paraissait être un silence comme ceux qu'il avait connu avant celui-ci. Fuyant sa cohabitation avec les fantômes, il avait jeté son sac à dos sur le matelas de son lit, appuyé sur le bouton de sa console sur laquelle une fine couche de poussière reposait et enfilé son casque sur sa tête. Le temps que Jules et Victor rentrent chez eux et le rejoignent, il avait bien vingt minutes devant lui pour jouer en solo, ce qu'il fit, comme chaque jour.
Le temps n'existe plus, ou plutôt n'existe pas tant que vous n'atteignez pas la vie adulte. Jordan s'en était fait la réflexion il y a peu de temps. Plus vous grandissez, plus les minutes vous possèdent, rythment votre vie, vos journées, sans jamais pouvoir vous laisser s'échapper d'elles.
Un smartphone entre vos mains et c'en est terminé pour vous : vous devenez l'esclave du temps qui s'écoule ; l'esclave de chiffres affichés numériquement sur votre écran : un assemblage de bâtons, qui, lorsque vous avez quatorze ans ou moins, n'a pas vraiment de sens.
Cette après-midi là en particulier, Jordan, guidé par le désir — par le besoin — de se dérober à un monde bien trop insupportable, à un monde où les adultes semblent n'agir que par la folie qui les possèdent, n'avait pas senti le sablier se vider de son sable, ni n'avait prêté attention aux rayons blancs de la lune remplacer progressivement ceux du soleil couchant.
Ce sont les lumières agressives de l'ambulance passant à travers ses persiennes qui, au bout de plusieurs heures, l'ont arraché à la lumière bleue de l'écran de sa télévision. Il a retiré lentement son casque ; et des voix, certaines inconnues, d'autres provenant de son père et de son frère, sont parvenues à ses oreilles, étouffées par l'épaisseur des murs.Jordan a rejoint le salon. La porte d'entrée était grande ouverte et donnait sur une parcelle de la nuit noire tout en laissant s'engouffrer à l'intérieur un air glacial qui saisit Jordan jusqu'aux os. Il a passé le pas de la porte et fut éblouie d'abord par la succession de flashs rouges et bleus qui s'imprima à travers ses paupières, puis il vu les deux infirmiers en blouses blanches monter le brancard dans la camionnette blanche. Un brancard sur lequel était allongé sa mère, le visage face au ciel, un masque en recouvrant la moitié. Jordan se dit qu'il devait être en train de rêver.
Il n'avait pas conscience de l'état de torpeur dans lequel il se trouvait jusqu'à ce que Clément le sorte de celui-ci. Il sentit les paumes des mains de son frère se poser sur sa poitrine et le pousser en arrière avec une violence non retenue.
— T'étais ici ?! a t-il aboyé, postillonnant.
Il avait le visage rouge, marqué par les larmes. Jordan ne comprenait, ne pouvait détacher le regard de la camionnette qui tournait à présent au bout de la rue, emportant avec elle ses deux parents.
— Jordan ?!
Clément l'a repoussé une nouvelle fois, cherchant une réaction de sa part, se déchargeant aussi, d'une certaine manière, de sa propre colère. Il en voulait à Jordan pour ce qu'il avait dit ce matin, il lui en voulait d'avoir mit des mots sur ce que lui-même ressentait.
Il en voulait à son petit frère parce qu'il n'avait personne d'autre à qui en vouloir, ou sauf peut-être à l'univers qui allait lui arracher sa mère. Or, il est difficile d'exprimer sa colère contre l'univers. Il est plus simple de le faire contre un corps matériel sur Terre.
— Jordan...
Cette fois-ci, Clément sanglotait. De grosses larmes remplissaient ses yeux gonflés et tombaient lourdement au sol, mouillant son visage encore rouge. Jordan n'arrivait toujours pas à comprendre, ni même à penser. Chaque début d'image qui tentait de se former dans son esprit s'embrouillait aussitôt, partait en fumée.
Alors, de manière soudaine, il s'est mit à courir, à prendre ses jambes à son cou. Sur le chemin emprunté par l'ambulance d'abord, puis prenant la route qui menait à la fête de Nicolas. Il a couru comme jamais il n'a couru, sans en ressentir la douleur, l'air frais de la nuit fouettant sa peau nue, son visage, ses bras. Il a couru jusqu'à en perdre le souffle, foulant le bitume du trottoir, manquant plusieurs fois de se ramasser à chaque coin de rue qu'il traversait sans ralentir. Et ses poumons avaient beau se contracter, se resserrer dans sa poitrine, il a continué à courir, chassant toujours les pensées qui menaçaient de s'infiltrer dans son esprit. Il a couru dans la nuit de son quartier résidentiel jusqu'à la maison de Nicolas, où la fête battait son plein.
Il a reconnu Victor dans le jardin, le rire éclairé par la guirlande jaune accrochée entre deux arbres. Plus loin, au milieu d'un groupe de filles, il y avait Amanda, grande, fine, portant une robe à paillettes argentées qui attirait la lumière et la démarquait des autres. Tous les regards semblaient dévier vers elle. Littéralement, elle se trouvait au centre de tout le monde. Jordan la détestait, la jalousait aussi, d'une certaine manière.
Essoufflé, son t-shirt collant à sa peau et son cœur tambourinant plus vite encore que la musique, il traversa la pelouse d'un pas inébranlable — personne n'aurait pu l'arrêter — jusqu'à se trouver à son niveau. Amanda faisait une tête de plus que lui, était plus vieille. Elle le regarda de haut en bas, le toisant d'un air supérieur.
— Qu'est-ce que tu veux, morveux ?
— Tu veux baiser ? prononça Jordan avec tout le sérieux dont il était capable et comme si son âme avait depuis longtemps déjà quitté son corps.
La gifle qu'il se prit en pleine face résonna dans la nuit, puis dans ses oreilles qui sifflèrent douloureusement. Pendant un instant, il cru que la musique s'était arrêté, que tous les regards sur lui s'étaient tourné. Il se rendit rapidement compte que ce n'était pas le cas. Il en fut presque déçu. La musique continuait de jouer comme la Terre continuait de tourner. Ce n'était pas juste, il n'aurait pas su dire pourquoi mais ce n'était pas juste.Jordan se saoula pour la première fois de sa vie, et pour la dernière fois. Il détestais le goût de ce qu'il buvait, mais ressentais l'étrange besoin de comprendre ce qui avait peut-être tué sa mère, et tué sa famille. De comprendre ce qu'elle trouvait à l'alcool pour en être à ce point dépendant. Il cru comprendre quand il ressentit cette légèreté dans ses membres, cette douce euphorie dans son esprit. Il levait parfois les yeux au ciel et cru à chaque fois, son corps prit d'un vertige exaltant, qu'il pouvait rien qu'en sautant s'envoler, que les étoiles qu'il n'avait jamais vu briller autant jusque là était à sa portée, qu'il n'avait qu'à tendre le bras.
La musique l'habitait. Il en entendait chaque subtilité, chaque note, chaque variation dans les voix. Elle résonnait en lui et invitait les battements de son cœur à s'accorder à son rythme, à ralentir, à s'affoler.Jordan comprit moins les penchants de sa mère pour l'alcool lorsqu'il fut prit des premières nausées. Il vomit dans l'herbe, son estomac se contractant avec une brutalité douloureuse, remontant avec lui toute la colère que Jordan avait jusque là refoulé. Enfin, il arrivait à nouveau à penser. Les images, les mots réussissaient à se former dans son esprit, éclataient à la surface de celui-ci avec une violence à laquelle Jordan n'était pas préparé. Les paroles qu'il avait prononcé le matin même, le brancard, les larmes de Clément. C'est ce qu'il vomissait sur la pelouse plus que tout l'alcool ingurgité dans la nuit.
Le pire étant qu'il l'avait voulu, qu'il l'avait souhaité, la mort de sa mère, et tant de fois manifesté dans l'émotion de leurs disputes. L'univers n'avait qu'aveuglement suivi ses directives. Et Jordan était en colère pour ça. Pour son égoïsme.
Si, en rentrant tout à l'heure, il n'avait ne serait-ce que chercher à savoir où elle ce qu'elle se trouvait dans la maison, s'il avait ne serait-ce que prêté attention à son silence, à son absence, il aurait pu peut-être la sauver, et elle n'aurait pas eu à attendre le retour de Clément et de leur père. Jordan avait tué sa mère, il en était convaincu.Cette nuit-là encore, les yeux levés face au ciel obscur et vidé des rayons de la Lune, il fit une promesse aux étoiles invisibles. Il jura que plus jamais dans sa vie il ne laisserait la place à l'alcool, à l'addiction et au lot de souffrance qu'ils apportent avec lui. Que jamais il ne prendrait le rôle de son père et que jamais il ne se rendrait capable d'assez d'amour pour supporter ce que sa mère a fait subir à sa famille et à toute son enfance.
Si le ciel avait le pouvoir de parler, ou si nous humains pouvions entendre sa voix, c'est une réponse bien différente de tout ce qu'il aurait pu soupçonner que Jordan aurait reçu en retour.
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La raison du plus fort (Bardella x Attal)
Fanfiction"Félicitations, Monsieur Attal, vous êtes notre nouveau premier ministre." Quelques mots le début d'une divagation d'un homme dont les sentiments ont provoqué les convictions en duel. C'est une danse avec la solitude et la fragilité. Une ode à l'ab...